USA - L'émergence de la synodalité et l'inadéquation du droit canonique - LCI 2/10/2019
Historiquement, l'Église n'a jamais été réglementée exclusivement par des codes légaux
Massimo Faggioli
États-Unis
Le 2 octobre 2019
Les évêques catholiques du monde entier réagissent de diverses manières à la crise que traverse actuellement l'Église. Certains ont essayé de montrer que les évêques des États-Unis et de l'Allemagne le font de la même manière. Mais c'est inexact.
D'un côté de l'Atlantique, les évêques américains actuels, dont les prédécesseurs ont embrassé avec enthousiasme les réformes du Concile Vatican II (1962-65), ont refusé d'imaginer comment la synodalité pouvait être mise en œuvre aujourd'hui aux niveaux local et national. Les divisions internes ont effectivement paralysé la conférence épiscopale nationale.
De l'autre côté de l'océan, les évêques allemands font exactement le contraire. Ils vont de l'avant, comme ils l'ont fait avec leur synode national de 1971-1975, pour montrer que collégialité et synodalité ne sont pas de vains slogans.
La démarche tendancieuse visant à mettre sur un pied d'égalité les approches très différentes de ces deux Églises -pour faire face à la crise actuelle- révèle un problème important.
C'est le malentendu fondamental, entretenu surtout par les catholiques qui se disent orthodoxes, porte sur le système de gouvernance de l'Église et sur les limites de ce qui peut et ne peut pas changer.
Ces mêmes catholiques continuent d'interpréter dans les limites strictes du droit canonique existant les efforts du Pape François pour introduire un modèle synodal dans l’Église.
Certes, la loi ecclésiastique est l'un des points de référence pour comprendre comment mettre en œuvre la synodalité. Mais ce n'est pas le seul. Et ce n'est certainement pas le plus important.
Deux exemples de l'histoire montrent comment des éléments extérieurs à Rome sont devenus partie intégrante de la vie de l'Église avec l'approbation de l'institution et de la papauté.
Le développement du Collège des Cardinaux
Le premier exemple est le cardinalat.
Pendant des siècles, les cardinaux ont incarné un pouvoir aristocratique qui entourait et soutenait le pouvoir primatial du pape.
La plupart d'entre eux étaient des Italiens, généralement nommés sur recommandation des empereurs, des rois et des gouvernements nationaux (cardinali della corona : cardinaux de la couronne). Sur le plan institutionnel, ils se trouvaient dans une zone floue entre la cour de la Renaissance et la Curie.
Lentement après la chute des États pontificaux en 1870, et plus rapidement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les cardinaux ont commencé à incarner une collégialité cardinale complémentaire de la collégialité épiscopale. Cela s'est accéléré sous le pape actuel.
L'internationalisation du Collège des Cardinaux a apporté un changement significatif à cette institution humaine (le cardinalat) caractéristique singulière de l'Église romaine. Paul VI définit le cardinalat comme une « synthèse entre Rome et le monde ».
Les effets juridiques et institutionnels de ce changement (sur le rôle des cardinaux dans l'Église et la manière dont ils façonnent la papauté par l'élection de l'évêque de Rome) font évoluer l'institution sans que ce soit précédé par un changement dans la loi.
Par exemple, la tendance à supprimer les cardinaux laïcs (qui existaient, quoique en petit nombre, jusqu'au XIXe siècle) était relative à la disparition des États pontificaux. Les papes ont établi des règles qui ne cléricalisèrent le cardinalat que plus tard, au XXe siècle.
Ainsi le droit canonique (en particulier le premier Code de 1917) a suivi une évolution institutionnelle et ecclésiologique qui a découlé en grande partie d'événements extérieurs, principalement la chute des États pontificaux.
L'émergence des conférences épiscopales nationales
Un deuxième exemple de l'intégration d'éléments extérieurs à Rome dans la vie et la gouvernance de l'Église est l'émergence des conférences épiscopales nationales. Les premières ont été organisées au XIXe siècle.
Au début du XXe siècle, certaines d'entre elles avaient assumé un rôle important en tant que porte-parole des épiscopats locaux auprès des gouvernements nationaux. Il est arrivé que certaines d'entre elles ont défié le Vatican.
Cela n'est pas passé inaperçu à la Curie romaine. Entre 1924 et 1926, le précurseur de l'actuelle Congrégation pour les Évêques (l’ancienne Sacrée Congrégation Consistoriale) a débattu avec acharnement du rôle des conférences épiscopales.
Le cardinal Gaetano De Lai, alors chef de la congrégation, les jugeait "tout à fait dangereuses".
Il les a accusés de parlementarisme et de violation du droit canon, avertissant que de telles conférences usurpaient le rôle des conseils pléniers. Il a affirmé que les conférences étaient trop politiques et ne respectaient pas les prérogatives du Vatican.
Face à la pression de la Congrégation Consistoriale, Pie XI (qui ne fut pas exactement un libéral) a décidé de réglementer les conférences épiscopales, mais il a refusé de les interdire ou de les suspendre.
Son successeur immédiat, Pie XII, franchit une nouvelle étape en 1955 en approuvant le nouveau conseil de l'épiscopat latino-américain (connu sous le nom de CELAM). Puis, au Concile Vatican II, alors que les dirigeants de l'Église débattaient longuement de la collégialité épiscopale, la décision a été prise de rendre obligatoire la création de conférences épiscopales nationales.
Dans la période postconciliaire, elles sont devenues fondamentales dans l'Église catholique. Et le pape François (le seul pape à avoir été président d'une conférence épiscopale nationale) leur donne encore plus d'importance. (Lisez les notes en bas de page de ses encycliques et exhortations).
Ces deux exemples - la cléricalisation du cardinalat et l'émergence des conférences épiscopales - illustrent l'évolution ecclésiologique et institutionnelle de l'Église.
Entre le XIXe et le XXe siècle, le cardinalat et l'épiscopat ont entouré le pouvoir papal de nouveaux mécanismes de « pouvoir aristocratique » : c’est la collégialité.
De la collégialité à la synodalité
Le processus continue à se développer et aujourd'hui l'Église catholique fait un pas de plus vers la synodalité.
Comme dans le cas de la collégialité, il n'existe pas de cadre juridique suffisamment solide pour contenir la poussée vers une Église synodale - une poussée que le Pape François a approuvée et sans équivoque, particulièrement dans son discours d'octobre 2015 à l'occasion du 50e anniversaire du Synode des évêques.
La loi consolide toujours un mouvement que des décennies ou des siècles plus tard. Dans le cas de la synodalité, le débat a commencé dans les années 1990. Mais François est le premier pape à la mettre en lumière et à la développer.
La conception de synodalité ecclésiale par le pape, âgé de 82 ans, a sans doute ses limites et ses ambivalences. L'une d'entre elles est le fort accent qu'il met sur le Synode des évêques, qui est techniquement d’abord un outil de primauté papale et seulement d'une manière limitée de collégialité et encore moins de synodalité ecclésiales.
Certains ont suggéré que François devrait mieux utiliser le Collège des Cardinaux et le consulter plus souvent.
Mais quoi qu'il en soit, il donne clairement à l'Église catholique l'espace et le temps d'expérimenter et de commencer à vivre avec la synodalité, tout comme Pie XI l'a fait pour les conférences épiscopales et Jean XXIII pour la collégialité épiscopale.
Bien sûr, la loi joue un rôle dans ce processus, mais il est limité.
Vatican II affirmait des principes fondamentaux pour la compréhension de l'Église, mais il ne donnait pas à l'Église une constitution juridique formelle. Dans la période postconciliaire immédiate du début des années 1970, le projet de "loi constitutionnelle" (Lex Ecclesiae Fundamentalis) pour l'Eglise catholique fut abandonné.
Ni le Code de droit canonique de 1983 ni le Catéchisme de 1992, deux documents post-Vatican II du magistère pontifical, ne font la constitution de l'Église catholique.
Les catholiques conservateurs, en particulier, doivent comprendre que la codification des lois de l'Église (droit canon) et ses enseignements catéchétiques (un catéchisme universel) sont des inventions récentes dans l'histoire de l'Église.
S'il y a une constitution pour l'Église, c'est l'Évangile. Et la Cour suprême n'est pas la Curie romaine, mais la tradition vivante de l'Église qui, au cours des deux derniers siècles, nous a fourni des exemples intéressants sur la manière de changer les systèmes de gouvernance ecclésiale.
Les limites du droit canonique et un nouveau changement de paradigme
Les catholiques conservateurs nous disent souvent que "l'Église n'est pas une démocratie constitutionnelle".
Ils mettent l'accent sur le rejet du parlementarisme et du procéduralisme, tout en ayant tendance à oublier que les membres de l'Église ont des droits et ne sont pas sous la coupe d'une hiérarchie absolue.
En fait, c'est la démocratie qui correspond mieux que tout autre système à ce que Vatican II appelle la "dignité inhérente de la personne humaine".
Ceux qui rejettent tout parallèle entre l'ordre de l'Église et la démocratie constitutionnelle se concentrent généralement presque exclusivement sur le concept de "démocratie", tout en négligeant l'élément "constitutionnel".
En effet, l'Église catholique n'a pas de constitution écrite. Par conséquent, l'axiome "l'Église n'est pas une démocratie constitutionnelle" est significatif dans les deux sens.
La vie de l'Église ne peut et ne doit pas être réglée exclusivement par le droit canonique. Historiquement, cela n'a jamais été le cas. Et ce serait une concession à la mentalité technocratique que de commencer à le faire maintenant.
La synodalité marque un changement de paradigme. Il faut trouver les moyens de dépasser les limites du cadre juridique bloqué dans l'ancien paradigme, tout en préservant l'unité et la catholicité de l'Église.
The emergence of synodality and the inadequacy of canon law
Historically the Church has never been regulated exclusively by legal codes, says Massimo Faggioli
October 2, 2019
Catholic bishops around the world are responding in various ways to the crisis the Church is currently facing. Some have tried to show that the bishops in the United States and Germany are doing so in a similar fashion.
But this is a false equivalence.
On one side of the Atlantic, the US bishops, whose predecessors eagerly embraced the reforms of the Second Vatican Council (1962-65), have refused to even imagine how synodality can be implemented today at the local and national levels. Internal divisions have effectively paralyzed the national episcopal conference.
On the other side of the pond, the German bishops are doing just the opposite. They are charging ahead, as they did with their national synod of 1971-75, to make sure collegiality and synodality are not just empty slogans.
The tendentious effort to equate two very different ways that two churches are trying to deal with the present ecclesial crisis reveals a bigger issue.
It is the fundamental misunderstanding, pushed especially by legal-minded and self-described "orthodox Catholics", about the governance system of the Church and the limits of what can and cannot change.
These same Catholics continue to interpret Pope Francis' efforts to usher in a synodal model for their Church within the strict boundaries of existing canon law.
For sure, the ecclesiastical law is one of the reference points for understanding how to implement synodality. But it is not the only one. And it is certainly not the most important.
Two examples from history highlight how non-monarchical elements have become part of the life of the Church with the approval of the institution and of the papacy.
The development of the College of Cardinals
The first example is the cardinalate.
For centuries cardinals embodied the power of the aristocracy that surrounded and supported the primatial power of the pope.
Most of them were Italians, usually appointed upon recommendation of emperors, kings, and national governments (cardinali della corona). Institutionally they were in that middle area between the Renaissance Roman court and the Roman Curia.
Slowly after the fall of the Papal States in 1870, and more quickly after the end of World War II, the cardinals began to embody a "cardinal collegiality" complementary to episcopal collegiality. This has accelerated under the current pope.
The internationalization of the College of Cardinals has brought a significant change to this exclusively man-made institution that is a singular feature of the Roman Church. Paul VI defined the cardinalate as "a synthesis of the urbs (the city of Rome) and the orbis (the globe)".
The legal and institutional effects of this change (on the role of cardinals in the global Church and the way they shape papal primacy with the election of the Bishop of Rome) have followed an evolution of the institution that was not preceded by a change in the law.
For example, the tendency to eliminate lay cardinals (that existed, albeit in small numbers, until the 19th century) had to do with the disappearance of the Papal States.
The popes decreed laws that clericalized the cardinalate only later, in the 20th century. Canon law (especially the first Code of 1917) followed an institutional and ecclesiological evolution that emerged largely from external events, mainly the fall of the Papal States.
The emergence of national episcopal conferences
A second example of how non-monarchical elements have become part of the Church's life and governance is the emergence of national bishops' conferences. The first were organized in the 19th century.
By the early 20th century some of them had assumed an important role as the voice of the local episcopates vis-à-vis the national government. At times some of these also challenged the Vatican.
This did not go unnoticed in the Roman Curia. Between 1924-1926, the pre-cursor to the current Congregation for Bishops (the Sacred Consistorial Congregation) debated fiercely about the role of the bishops' conferences.
Cardinal Gaetano De Lai, who was head of the congregation at the time, deemed them to be "utterly dangerous".
He accused them of parliamentarianism and of violating canon law, warning that such conferences usurped the role of plenary councils. Furthermore, De Lai said the conferences were too "political" and not respectful enough of the prerogatives of the Vatican.
Faced with the pressure from the Consistorial Congregation, Pius XI (not exactly a liberal) moved to regulate the bishops' conferences, but he refused to prohibit or suspend them.
His immediate successor, Pius XII, took a further step in 1955 by approving the newly devised council of the Latin American episcopate (known as CELAM). Then at Vatican II, as Church leaders debated extensively over episcopal collegiality, the decision was made to mandate the creation of national bishops' conferences.
In the post-conciliar period they have become fundamental in the Catholic Church. And Pope Francis (the only pope to have served as president of a national episcopal conference) is giving them even more prominence. (Just take a look at the footnotes in his encyclicals and exhortations).
These two examples – the clericalization of the cardinalate and the emergence of episcopal conferences – tell a story about the ecclesiological and institutional evolution of the Church.
Between the 19th and the 20th century, the Roman Catholic Church has surrounded the monarchical papacy with new mechanisms of aristocratic power with the cardinalate and the episcopate – also known as collegiality.
From collegiality to synodality
The process continues to develop and today the Catholic Church is taking a further step towards synodality.
As with collegiality before, there is no existing legal framework capacious enough to contain the push towards a synodal Church – a push that Pope Francis has approved and unequivocally endorsed, never more forcefully than in his October 2015 address to mark the 50th anniversary of the Synod of Bishops.
The law always consolidates a movement only decades or centuries later. In the case of synodality, the debate began in the 1990s. But Francis is the first pope to fully embrace and develop it.
The 82-year-old pope's conception of ecclesial synodality no doubt has its limits and ambivalences. One of these is his intense focus on the Synod of Bishops, which technically is a tool of papal primacy and only in a limited way of episcopal collegiality, much less of ecclesial synodality.
Some have suggested that Francis should better utilize the College of Cardinals and consult with it more often.
But regardless, he is clearly giving the Catholic Church space and time to experiment and begin to live with synodality, just as Pius XI did concerning bishops' conferences and John XXIII did with episcopal collegiality.
Of course, the law plays a role in this process, but it is a limited one.
Vatican II affirmed fundamental principles for the understanding of the Church, but it did not give the Church a formal juridical constitution. In the immediate post-conciliar period of the early 1970s, the project for a "constitutional law" (Lex Ecclesiae Fundamentalis) for the Catholic Church was abandoned.
Neither the Code of Canon Law (1983) nor the Catechism (1992), both post-Vatican II documents of the papal magisterium, is the constitution of the Catholic Church.
Conservative Catholics, especially, need to understand that the codification of the Church's laws (in one book) and its catechetical teachings (in the form of a universal Catechism) are recent inventions in Church history.
If there is a constitution for the Church, it's the Gospel. And the Supreme Court is not the Roman Curia, but the Church's living tradition, which in the last two centuries has provided us with interesting examples of how to change the systems of ecclesial governance.
The limits of canon law and a new paradigm shift
We often hear from conservative Catholics that "the Church is not a constitutional democracy".
They emphasize the rejection of parliamentarianism and proceduralism, while tending to forget that members of the Church have rights and are not at the mercy of an absolute hierarchy.
In fact, it is democracy that corresponds better than any other system to what Vatican II calls the "inherent dignity of the human person".
Those who reject any parallel between Church order and constitutional democracy usually focus almost exclusively on the concept of "democracy", while neglecting the "constitutional" element.
Indeed, the Catholic Church has no written constitution. Therefore, the axiom "the Church is not a constitutional democracy" cuts both ways.
The life of the Church cannot and must not be regulated exclusively by canon law. Historically, it never has been. And it would be a concession to technocratic mentality to begin to do so now.
Synodality marks a paradigm shift. It requires finding ways to overcome the limits of a legal framework that is stuck in the old paradigm, all the while preserving the unity and catholicity of the Church.