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L'opposition au pape François s'enracine dans le rejet de Vatican II

National Catholic Reporter (NCR)

4 avril 2022

Massimo Faggioli

 

Note de la rédaction du NCR

Le discours d'ouverture ci-dessous a été prononcé à la conférence tenue par un groupe d'évêques nord et sud-américains les 25 et 26 mars à Chicago. La conférence intitulée "Le pape François, Vatican II et le chemin à suivre" était organisée conjointement par le « Hank Center for the Catholic Intellectual Heritage[1] » de l'Université Loyola de Chicago, le « Boisi Center for Religion and American Public Life[2] » du Boston College et le » Center on Religion and Culture[3] » de l'Université Fordham. Michael Sean Winters, chroniqueur politique de NCR, a participé à cet évènement.

Le premier point à retenir lorsque nous parlons du concile Vatican II est le fossé qui existe entre les attentes qu’il a soulevées et la situation de l'Église catholique aujourd'hui, en particulier dans ce pays. Vatican II a appelé les catholiques à l'unité entre eux, avec les chrétiens d'autres traditions, avec les non-chrétiens et les non-croyants, et avec la famille humaine. Ces dernières années cet appel fondamental à l'unité par la réconciliation, s'est souvent transformé en divisions et disputes amères flirtant dangereusement avec le schisme. C'est paradoxal car la réconciliation est probablement un appel de Vatican II plus original que l’appel à la réforme de l'Église.

C’est avec une évidence choquante que nous le constatons tout au long du pontificat de François. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence chronologique : le lien est évident entre le rejet de Vatican II et la relation tendue entre l'Église des Etats-Unis et le Pape François. L'opposition au pape est enracinée dans l'opposition à Vatican II ; néanmoins c’est une crise théologique qui n'a pas commencé avec son pontificat.

C'est un problème non seulement théologique mais aussi ecclésial ; il a donc des conséquences profondes sur la manière dont les catholiques vivent leur vie de foi dans l'Église. Il doit être traité car il serait naïf de penser qu’il a été créé par François et qu'il disparaîtra avec le prochain pontificat. C'est pourquoi nous tentons ici de l’analyser et d'offrir quelques pistes de réflexion pour le résoudre.

Les phases de la réception de Vatican II

Malgré des limites dans la formulation des documents finaux touchant la nécessité pour l'Église de prendre en compte le passé, Vatican II a pris l'histoire au sérieux. Nous devrions en faire de même pour l'histoire de la période post-Vatican II, c'est-à-dire tenter d’en identifier les différentes phases historiques afin de comprendre les origines de la crise dans la réception de ce concile.

Une façon d'aborder la question est le temps : la réception d'un tel concile en prend beaucoup, au moins un siècle, pour être pleinement mise en œuvre. C’est vrai, par exemple, de l'histoire de la réception du concile de Trente. Le plus grand historien de ce concile, le père allemand Hubert Jedin,  remarque, dès les premières lignes de son Histoire [du concile de Trente], que le premier siècle après la fin du concile a été marqué par l'affrontement des discours historiques et théologiques [sur le concile] entre le servite[4] vénitien Paolo Sarpi et le jésuite romain Francesco Sforza Pallavicino. Ce n'est que trois siècles plus tard, au milieu du XXe siècle, qu'il est devenu possible d'écrire autre chose sur ce tournant théologique et ecclésial que fut Trente, qu'une recension des accusations et des justifications.

En parallèle, choisir une approche « mécanique » - c'est-à-dire s'attendre à ce que la pleine réception de Vatican II se produise nécessairement dans les 50 ou 200 prochaines années - est risqué car cette attitude oublie que dans l'histoire de l'Église, il y a eu des conciles ratés qui n'ont pas atteint leurs objectifs initiaux (le concile de Ferrare-Florence de 1438-1445, un concile d’union avec les Églises orthodoxes orientales), ou qui n'ont pas compris ce qui se passait (Le cinquième concile du Latran, 1512-1517, conclu juste avant le début de la Réforme), ou qui ont été dépassés par des facteurs externes et dont la trajectoire est devenue notablement différente du projet initial (le concile de Moscou pour l'Église orthodoxe russe, 1917-1918).

Or, Vatican II n'est pas un concile raté. Il existe - malgré les différences et les tensions bien connues - un consensus fondamental entre le magistère papal, le sensus fidelium du peuple de Dieu et la Tradition théologique sur le fait que les enseignements de Vatican II représentent un développement, une croissance dans notre compréhension de la Révélation de Dieu. De fait, les signes des temps sont la preuve de la nécessité de la réorientation de l'Église catholique voulue à Vatican II.

Nous devons reconnaître que nous vivons une période d'interruption de la réception de Vatican II aux Etats-Unis. C’est une crise qui existe depuis un certain temps. Nous devons comprendre l'état actuel de la réception de ce concile - en particulier aux États-Unis -, afin de ne pas nous laisser piéger par des discours qui en proposent une lecture partisane.

Dans la littérature il existe différentes approches de la période post-conciliaire. Peu d'entre elles tentent de prendre en compte le fait que Vatican II était un concile de et pour l'Église mondiale, donc reçu par elle selon un calendrier qui peut varier considérablement d'un pays à l'autre et d'un continent à l'autre. Les analyses des années post-Vatican II ont encore tendance à s'accrocher à des perspectives liées à des histoires nationales ou continentales. Nous n'avons toujours pas d’analyse ni de l'Église catholique, ni de l’histoire dans la période post-Vatican II. C’était plus aisé pour les conciles précédents dont l’impact s’est mesuré sur une Église qui était principalement et schématiquement européenne et méditerranéenne.

Pour notre propos de ce jour, il suffira de diviser les trois premières décennies de l’après-Concile en trois périodes.

La première est celle d’un concile reçu ou rejeté : les 15 années entre 1965 et la fin des années 1970. Ce fut le temps de la mise en œuvre de la réforme liturgique, des traductions et de la diffusion des textes finaux du Concile, des grands commentaires écrits pour la plupart par des hommes qui ont contribué à leur rédaction. Le rejet de Vatican II était limité à des franges limitées d'extrémistes - à la fois dans l'Église et dans la société - qui articulaient leur opposition sur la nostalgie de la chrétienté d'avant la sécularisation et sur des accusations de violation par le Concile de la continuité de la Tradition. Il n'était pas encore fondé sur des arguments sociopolitiques, c'est-à-dire sur les soi-disantes preuves de l'échec de Vatican II à refonder les relations entre l'Église et le monde.

La deuxième période est celle d’un concile revisité, reconsidéré et élargi : les années 1980. C'est l'époque de l'effort du pape Jean-Paul II pour stabiliser la réception de Vatican II en maintenant ensemble la lettre et l'esprit (le synode extraordinaire de 1985) et pour l’institutionnaliser (le code de droit canonique de 1983, le projet de catéchisme de 1992 lancé après le synode de 1985). En même temps, il a poussé l'enseignement de l'Église au-delà des limites de la lettre de Vatican II, notamment sur l'œcuménisme et le dialogue interreligieux - avec le judaïsme et l'islam en particulier.

La troisième période est celle d’un concile historicisé et critiqué - les années 1990 et le début des années 2000. Elle voit l'effort d'écrire l'histoire de Vatican II tout en essayant de réduire la portée de ses ouvertures vers une réforme de l'Église institutionnelle par la critique des appels à respecter l'esprit du Concile. Il y avait encore parmi les catholiques des deux côtés une fidélité (bien que parfois théorique) à la lettre de Vatican II et à la légitimité de la Tradition conciliaire.

C'est dans cette troisième période, 30 ans après la clôture du Concile, que commence la crise de sa réception ecclésiale par une large part du catholicisme américain.

D'un côté apparaissent dans la théologie académique des symptômes de détachement d’avec l'Église institutionnelle mais aussi d’affaiblissement de son lien avec l'expérience vécue du peuple de Dieu, et ce de manière plus drastique que partout ailleurs dans le catholicisme mondial. C'est l’émergence d'un horizon post-ecclésial due à une polarisation douteuse sur l'institution et la société, comme l'a soutenu le philosophe italien Roberto Esposito. Si apparaît un sain retour de l'Église institutionnelle vers le transcendant, émerge l'incapacité à reconnaître que le cœur institutionnel du catholicisme permet à différents types de cultures théologique et spirituelle et à différents groupes, de construire la catholicité de l'Église.

De l'autre monte l'idéologisation néoconservatrice du catholicisme . Les conservateurs avaient cependant montré dans les années 1990 un certain respect pour Vatican II. C'est la longue vague, avec sa version catholique américaine, du "retour de Dieu" en politique dont Gilles Kepel[5] a parlé il y a trois décennies. Mais aux Etats-Unis s’ajoute une dangereuse culture cléricale d'identification de la catholicité à un modèle particulier de leadership papal. Au début des années 2000 les conservateurs et les traditionalistes acceptaient que la papauté continue d'accorder une légitimité importante à Vatican II.

Mais l'interprétation du concile par le pape Benoît XVI est différente de celle de Jean-Paul II. Depuis le célèbre discours de Benoît XVI à la Curie romaine du 22 décembre 2005, souvent mal cité, l’opposition continuité et réforme contre discontinuité et rupture est devenue une sorte de mantra. L'argument de la continuité avec la Tradition du Concile, présenté au début comme un argument contre la thèse lefebvriste de Vatican II en rupture avec la Tradition catholique, a été vite retourné pour s’opposer à toute idée de réforme - qui était cependant inscrite dans le discours de décembre 2005 de Benoît XVI.

L’idée d’une protection accordée par la papauté à la légitimité de Vatican II ne dure que jusqu'à la fin du pontificat de Benoît XVI.

Ce basculement favorise dangereusement une nouvelle identité ecclésiale favorable à un nouveau papalisme. Il se fait aux dépens du sens de la Tradition catholique - ce qui est ironique et tragique pour un théologien comme Joseph Ratzinger, qui a été parmi les principaux auteurs et commentateurs de documents majeurs du concile tels que Lumen Gentium et Dei Verbum.

Aux États-Unis l'un des effets de l'identification entre le pontificat de Benoît XVI et la résistance catholique au progressisme théologique a été l’apparition des premiers symptômes du rejet néo-traditionnel de Vatican II parmi les élites intellectuelles et cléricales catholiques. C’est un tournant clé : le rejet n’est plus seulement celui des appels à l'esprit du Concile, il devient un rejet de sa lettre, des documents de Vatican II et de leur théologie. Les effets explosifs de cette expansion du front catholique anti-conciliaire sont apparus clairement à partir de mars 2013.

Une nouvelle phase avec François

L'interruption de la réception de Vatican II est devenue une crise de communion ecclésiale pendant le pontificat de François. Elle avait débuté avant même le début de ce pontificat : les voix néo-conservatrices et néo-traditionalistes au sein de l'épiscopat américain se sont senties soudainement orphelines le 11 février 2013, lorsque Benoît XVI a annoncé sa démission. Il y a des orphelins du pontificat de Benoît XVI dans la Curie romaine, parmi les évêques, les théologiens et les politiciens. Mais ce sentiment de perte fut particulièrement aigu aux États-Unis en raison du sentiment erroné que Joseph Ratzinger - Benoît XVI - avait fait volte-face sur Vatican II. On pensait qu’il avait réglé pour toujours la dispute sur l'interprétation du Concile, en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) puis en tant que pape.

Mais la mondialisation et la dé-occidentalisation du catholicisme - deux des intuitions les plus fortes de Vatican II - ont eu un effet sur le conclave de 2013 qui a élu un pape "presque du bout du monde", comme François l'a dit dans son premier discours à la foule réunie à Saint-Pierre cette nuit de mars 2013. Le pontificat de François a coïncidé avec et contribué à la transformation du lien ecclésial entre la papauté et le catholicisme américain.

L'élection du pape, le 13 mars 2013, a indubitablement changé le paysage de l'Église et le débat sur Vatican II. Dès les premières semaines et les premiers mois de son pontificat, François a témoigné de sa réception pleine et sans équivoque de Vatican II. Si, au cours de ces 50 dernières années, le débat théologique et ecclésial sur le Concile n'a jamais cessé de faire partie de la vie de l'Église universelle, le pape François a inauguré une nouvelle phase de la réception de Vatican II - et ce n’est pas seulement par la disparition des questions traditionalistes anti-Vatican II de son agenda et de celui de la Curie romaine.

Les pontificats du siècle dernier ont tous été marqués (dans des mesures différentes) par le débat historico-théologique en relation avec le Concile : Pie XII, le pape le plus cité dans les documents de Vatican II et son échec à reconvoquer Vatican I ; Jean XXIII, l’instigateur du Concile ; Paul VI, explicitement élu pour poursuivre le Concile et qui l'a conduit à sa conclusion au prix de compromis importants avec certains des rêves de réforme ; Jean-Paul Ier, second « père » du Concile ; Jean-Paul II, dernier pape membre de Vatican II, figure clé et stabilisatrice du Concile ; Benoît XVI, l'un des importants influenceurs de Vatican II et, en tant que pape, un important promoteur de la théologie du Concile et de ses interprétations.

L’élection du pape François a stoppé cette lignée de papes impliqués dans Vatican II de deux manières : par son âge (Il a n’été ordonné prêtre qu’en 1969) et par son héritage spécifique de membre de l'Église sud-américaine. Le jésuite argentin J.M. Bergoglio perçoit Vatican II comme un évènement qui ne doit être ni réinterprété, ni restreint, mais mis en œuvre et élargi (et sur certaines questions plus que d'autres). Sa réticence à théoriser les différentes herméneutiques de Vatican II ne doit pas être considérée comme une indifférence ou une ignorance de la centralité de la question herméneutique.

Fidèle aux intuitions de Vatican II (qui ne sont exprimées que de manière partielle dans les documents finaux du Concile), François parle de la valeur théologique de la pauvreté spirituelle comme condition de l'acceptation de l'Évangile de Jésus-Christ, et propose la radicalité pour l'Église et les chrétiens d'être à côté des pauvres, dans le sens de la pauvreté existentielle et économique. Cet accent sur la justice sociale fait partie de l'ecclésiologie de François, une ecclésiologie du peuple de Dieu qui a des implications claires plus conciliaires au niveau du style et de la structure du gouvernement de l'Église. François parle d'une plus grande collégialité avec ses frères évêques et de synodalité à tous les niveaux de l'Église. Les documents et les gestes de dialogue de François avec l'Islam n'ont d'égal que les documents et les gestes de dialogue de Jean-Paul II avec les Juifs.

Mais le problème de l'autorité de Vatican II partie intégrante de la Tradition n'a pas été résolu et il est devenu plus sévère relativement à la situation dont le pape a hérité. Autour de Traditionis Custodes et de la question liturgique, des signaux confus ont été émis par le Saint-Siège au cours des derniers mois.

Il n'en reste pas moins vrai qu'il y a chez François une manière particulière de parler de Vatican II sans le mentionner explicitement, ni citer ses écrits. C'est une expression du refus d'identifier Vatican II à la lettre de ses documents d’une manière légaliste. François ne parle pas de Vatican II comme un ancien combattant. Il le fait selon la Tradition dont Vatican II fait désormais partie : en citant Paul VI, en s’appuyant dans ses encycliques et ses exhortations sur les documents des conférences épiscopales, et en faisant siennes les intuitions fondamentales du Concile, intégrées dans la mission de l'Église.

La philosophie de François tente toujours de résoudre la tension entre les extrêmes opposés : entre ceux qui considèrent le Concile comme trop moderne pour être catholique et ceux qui le considèrent comme trop catholique pour être moderne ; entre le statu quo et les avancées ; entre l'esprit et la lettre ; entre les racines et l'aggiornamento ; entre la défense d'un système institutionnel tridentin et les rêves naïfs de la table rase.

L'une des contributions les plus importantes de François à la réception de Vatican II a probablement été d’exorciser son opposition en démontant les arguments anti-ecclésiaux qui en motivent le rejet. Nous l'avons vu récemment sur la question de la réforme liturgique, qui est historiquement le biais par lequel l'opposition aux enseignements de Vatican II a essayé de trouver une légitimité impossible en s’appuyant sur l’argument de la Tradition ; de fait elle n’est qu’une attitude de rejet de la manière dont la Tradition catholique fonctionne.

Les difficultés ecclésiales actuelles et Vatican II

Ce que nous avons vu de l’opposition au pape François dans l'Église des États-Unis au cours des neuf dernières années, défie l'imagination et a déformé de manière dangereuse notre vision de l’Église. Nous avons assisté à des remises en question agressives et sans précédent - venant parfois de membres du clergé - de la légitimité de l'évêque de Rome qui sont totalement incompatibles avec le sensus ecclesiae. C'est un phénomène qui ne se limite pas aux médias sociaux. Il est fondamentalement différent de la dissidence contre des aspects de l'enseignement papal que nous avons vu sous Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI. Ce doit être dénoncé sans silence tactique et sans complaisance.

Cela ne signifie pas que nous devions ignorer le contexte dans lequel se produit cette crise ecclésiale. Tout d'abord, la perception de Vatican II a changé par rapport au début de la période postconciliaire. Autrefois, le Concile comptait parmi les plus importants de l'histoire de l'Église. Certains le considéraient comme une délivrance, d'autres comme une catastrophe, mais tous s'accordaient à dire qu'il avait changé l'Église. Pendant plus de 50 ans, cette situation est restée plus ou moins incontestée. Ce n'est plus le cas. Les critiques post-modernes ont déconstruit les discours historiques dans lesquels les révolutions pouvaient occuper une place centrale. La montée d'une sensibilité post-coloniale ou dé-coloniale a remis en question les avancées les plus importantes de Vatican II.

Le christianisme et l'Église catholique dans ce pays sont caractéristiques de ce que l'essayiste indien Pankaj Mishra[6] a appelé "l'âge de la colère" - un monde dans lequel ceux qui n'ont pas pu profiter de ses promesses de liberté, de stabilité et de prospérité sont de plus en plus sensibles aux démagogues. P. Mishra (qui n'est pas un grand fan du catholicisme) a qualifié le pape François d’« Intellectuel le plus convaincant et le plus influent d’aujourd'hui… Par une ironie amère, il est la voix d'une Église qui était le principal adversaire des intellectuels des Lumières alors qu'ils construisaient l'échafaudage philosophique d'une société universelle et commerciale ».

Le contexte de la crise ecclésiale est différent suivant les régions. Aux États-Unis, la situation est très particulière : alors que le discours de la gauche catholique sur Vatican II n'est pas clair, à droite la vision d’un concile-catastrophe a résisté à la déconstruction post-moderniste pour différentes raisons. En vingt ans à peine, les membres de l’Église ont vu le pendule osciller entre le Grand Jubilé de 2000 et la révélation des abus sexuels impliquant certains des membres les plus puissants de la hiérarchie - le catholicisme américain étant le point de départ de la crise mondiale des abus. La polarisation théologique et politique s'est alimentée elle-même, construisant une « théologisation » des identités politiques et une politisation du discours ecclésial.

Un autre facteur majeur est le changement de perception de l'œcuménisme et du dialogue interreligieux entre l'époque du Concile et le XXIe siècle, le monde du 11 septembre et de la nouvelle guerre froide. Nous sommes passés de la rencontre à l’affrontement et au conflit. Par rapport aux années 1960 et 1970, le catholicisme fait face à des religions plus affirmées dans le monde entier - tant sur le plan religieux que politique - ainsi qu'à un sécularisme plus présent. Cette situation coïncide avec une augmentation du nombre de convertis qui ont d’autres attentes dans leur compréhension de la Tradition de l'Église et qui accordent plus d'importance aux Pères de l'Église, au catéchisme et à l'enseignement papal qu'à la Tradition conciliaire, y compris celle de Vatican II. De nouvelles interprétations des périodes historiques sont aussi introduites.

Dans l'ensemble, il est indéniable qu'il existe un énorme fossé en termes d'attentes entre la génération de catholiques qui a grandi avec Vatican II et les jeunes générations, dans nos paroisses, nos salles de classe et nos lieux de travail. La situation de l'Église et du monde d'aujourd'hui fait moins écho aux "joies et aux espoirs" qu'à luctus et angor, "les chagrins et les angoisses" (les mots qui suivent immédiatement l'incipit de Gaudium et Spes).

Il y a de même des faiblesses dans le système théologique quant à la réception et la transmission de l'enseignement conciliaire qui ont fait du catholicisme une force de colère et de désenchantement :

  • Le débat liturgique est devenu un élément de la politique identitaire post-moderne et de la "guerre des cultures" [7];
  • L’ecclésiologie est réduite à imiter les concepts sociétaux (de la societas perfecta[8] de R. Bellarmin[9] aux modèles séculiers de "société parfaite") et la Tradition ecclésiale est surprise, sinon perplexe, devant l'appel de François à la synodalité (Le "marcher ensemble" synodal devant lutter contre l’idée de sortir de l’Église, la seule voie étant de la quitter - Extra Ecclesiam, sola salus, le salut est en dehors de l’Église) ;
  • La perte de la théologie de Dei Verbum sur l'approche de la révélation de Dieu comme sacramentelle, ouverte à la croissance dans sa compréhension, mais fondamentalement différente de l'intellectualisme et du doctrinalisme ;
  • La réduction de la religion à des connaissances et à l'éthique, dans un environnement dominé par la nature parfois utopique des accusations prophétiques  contre la voix de la religion dans le discours public ;
  • L'adoption d'un libertarisme économique et social (comme nous l'avons constaté lors de la pandémie de COVID-19 ces deux dernières années) contribuant à la crise de la démocratie ;
  • La damnatio memoriae[10] de Gaudium et Spes (Qui est, pour le pape François, l'un, sinon le plus important des documents de Vatican II) ;
  • La réduction de la doctrine conciliaire de la liberté religieuse à une libertas Ecclesiae[11] faisant écho à la chrétienté médiévale ;
  • Un œcuménisme politiquement partisan qui a rendu urgent le besoin d'œcuménisme intra-catholique ;
  • La mondialisation des "guerres culturelles" américaines - qui nous a donné le sinistre dividende de la perte d'unité face aux urgences internes critiques (l'assaut du 6 janvier 2021 au Capitole) et internationales (la guerre en Ukraine) - manque d'unité non seulement sur les politiques à suivre, mais sur la nature morale et spirituelle de l'affrontement entre la démocratie et l'autoritarisme.

La liste des enseignements conciliaires oubliés est longue. Mais le phénomène le plus inquiétant est le passage d'une crise de l'autorité ecclésiale à une crise de l'autorité de Vatican II. Il s’agit de l'effondrement du sens d’une Tradition dynamique et organique dont le cœur n’est pas un paradigme de compréhension mais une expression de l'acte de comprendre et du passage d'une compréhension partagée à une compréhension personnaliste de la révélation.

Le débat public dans l'Église entre théologiens et évêques semble avoir été remplacé par un schisme rampant créé par ceux qui voient dans l'interprétation de Vatican II un point de rupture désormais plus symbolique que réel. De ce point de vue, nous sommes désormais bien au-delà de la dialectique "lettre vs esprit" ou "événement vs documents". Ce n'est plus seulement l'esprit ou l'événement, ce sont la lettre et les documents de Vatican II qui sont sous l'influence du révisionnisme de la revanche - ce qui n'a rien à voir avec l'idée que les textes de Vatican II aient le dernier mot : eux aussi sont doivent progresser dans leur compréhension.

L'aspect le plus tragique de la crise de réception de Vatican II - pour un pays riche en ressources comme les États-Unis - est l’arrêt de l'étude du Concile. Elle exige la maîtrise du latin et d'autres langues, ainsi qu'un système intellectuel dans lequel la théologie est fondée sur une conversation avec l'histoire de l'Église et de la théologie, et pas seulement avec les sciences sociales. Un exemple est l’absence de consensus sur la traduction anglaise [du Concile], dont la dernière date de plus de 25 ans (c'est loin d'être un problème purement théorique : dans un article récent, le jésuite australien Gerald O'Collins a souligné le fait que les traductions anglaises des documents de Vatican II ont supprimé les références explicites à la lectio divina, mal traduite par "lecture spirituelle", cette dernière n'impliquant pas la méditation et acceptant des textes non scripturaires. Il existe d'importantes études sur les États-Unis et Vatican II, mais la dernière est What Happened at Vatican II (Qu’est-ce qui s’est passé à Vatican II) de John O'Malley, publiée en 2008 pendant le pontificat de Benoît XVI.

Un facteur connexe est la rupture de la collaboration qui caractérisait la relation de travail entre les théologiens professionnels, les laïcs et l'Église institutionnelle et hiérarchique.

Dans les Églises d'Amérique latine et d'Europe, par exemple, on peut clairement voir que la période post-Vatican II a connu trois phases distinctes :

  • La lune de miel entre les évêques et les théologiens de Vatican II ;
  • Une période de divorce à partir de la fin des années 1970 jusqu'au début des années 2000 ;
  • Au cours de la dernière décennie, des signes de réconciliation grâce au pontificat de François.

Cette réconciliation n'existe pas aux États-Unis, en raison des tensions intra-catholiques - ecclésiales et politiques - qui se sont développées au fil des ans, depuis la publication des commentaires sur les documents de Vatican II. D'autres pays n'ont pas connu cette situation au même degré ; au cours des deux dernières décennies, de vastes réseaux de théologiens en Italie, en Allemagne, en Espagne et en Amérique latine ont produit (ou du moins traduit dans leur langue) d'importants commentaires de Vatican II. Le manque de travaux historico-théologiques sur le Concile aux Etats-Unis a des conséquences pour les Américains qui souhaitent l’étudier mais aussi pour tous les catholiques américains. Il semble qu'il y ait maintenant plus d'espace dans la théologie catholique pour les théologies pré-Vatican II et anti-Vatican II d’une part, et une théologie post-Vatican II moins ecclésialement engagée d’autre part. Vatican II est pris dans une sorte de no man's land intellectuel et ecclésial.

Vatican II et la synodalité : marcher ensemble ou partir ?

Nous vivons une crise ecclésiale dans le contexte d'une crise culturelle, politique et sociale plus vaste. Au cours de ces 60 dernières années, l'Église catholique des États-Unis a été et est toujours un élément important du processus de réception de Vatican II, tout comme et, dans certains cas, plus que d'autres Églises dans le monde. Dans ce pays l’Église a à sa disposition de vastes ressources et une vitalité qu'il n'est pas aisée de trouver ailleurs.

Pour retrouver le cœur de Vatican II, rencontrer le pontificat du Pape François et, à long terme, restaurer le sens de l'Église, il y a deux façons de s'attaquer au triste état de la réception du Concile dans notre Église.  C'est une voie qui nécessite un leadership des évêques reconnu par le clergé, les théologiens et les laïcs dans ce vaste monde qu'est le catholicisme américain.

La première est théologique :

  • Il est nécessaire de considérer Vatican II dans son intégralité, pas seulement les quatre constitutions mais tous les documents. En effet certains d'entre eux sont habituellement et injustement classés comme inférieurs (en particulier Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes et Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse) ;
  • Tous les documents finaux de Vatican II sont indispensables pour laisser dialoguer l'ensemble du Concile avec l'enseignement papal ;
  • Nous devons considérer dans l'historicité du Concile, non seulement la lettre des documents mais aussi son esprit, sans jamais séparer ou opposer les deux, comme l'a souligné le Synode extraordinaire des évêques de 1985 ;
  • Nous devons reconnaître les questions sur lesquelles Vatican II est resté silencieux ou est arrivé trop tôt, et accepter que certains aspects de la théologie conciliaire ont besoin d'être complétés d'une manière compatible avec le modus procedendi[12] de la Tradition. L’enseignement papal sur les femmes, sur le racisme, sur le colonialisme y parvient. Il n’est pas nécessaire d’accuser Vatican II de faiblesse et nous devons reconnaître la dette que nous avons envers les Pères du Concile, ses experts, et tous ceux qui ont contribué à ce que nous appelons "Vatican II" ;
  • N’alimentons pas le sentiment « anciens combattants » et ne rebutons pas les jeunes générations lors des événements commémorant Vatican II. Notre langage théologique doit être résolument conciliaire mais sans l'étiquette Vatican II.

La seconde est ecclésiale :

  • Il est urgent de détacher Vatican II des récits ecclésiaux et politiques partisans. Les "catholiques de Vatican II" doivent cesser de faire bloc ;
  • Il n'y a pas d'avenir pour Vatican II et le catholicisme sans l'inclusion des catholiques latinos, noirs et asiatiques américains. Vatican II est toujours perçu aux États-Unis (y compris dans les milieux universitaires) comme la dernière grande chose du catholicisme blanc-européen ;
  • Il est urgent de combler le fossé entre les évêques et la théologie. Cela ne nuit pas seulement aux évêques et à la théologie, mais à toute l'Église ;
  • La synodalité est l’opportunité de raviver le sens inclusif de l'Église comme John O'Malley l'a écrit récemment dans le magazine America[13] : "Bien que l'appel du pape François soit traditionnel, il est radicalement nouveau par l'ampleur qu'il envisage. Cela ne devrait pas nous scandaliser mais nous dynamiser. Nous entrons dans un grand projet, et notre responsabilité dans sa réussite est aussi grande que le projet lui-même".

En conclusion, comme l'a écrit le pape François dans la préface d'un récent livre coécrit par le cardinal Michael Czerny[14] et Christian Barone[15] : "Il est nécessaire de rendre plus explicites les concepts majeurs du concile Vatican II, les fondements de ses bases, son horizon théologique et pastoral, les arguments et la méthode qu'il a utilisés".

Le pontificat de François est prisonnier, au niveau théologique, en grande partie à cause de sa référence au Concile. La bataille pour la signification de Vatican II sera longue. L'enjeu n'est pas seulement la communion avec l'évêque de Rome mais aussi la viabilité de la Tradition magistérielle et intellectuelle catholiques.

Massimo Faggioli

Massimo Faggioli est professeur de théologie et d'études religieuses à l'université de Villanova.

Annexe

L'évêque de Worcester demande à une école catholique de retirer les drapeaux de Black Live Matter[16] et de Gay Pride[17]

11 avr. 2022

Brian Fraga

NCR

Depuis plus d'un an, l’École de la Nativité de Worcester arbore les drapeaux représentant les mouvements Black Lives Matter et Gay Pride pour montrer que ce collège de garçons géré par les jésuites dans le centre du Massachusetts, est ouvert à tous.

Ce geste de solidarité de l'école envers les communautés noire et LGBTQ a récemment suscité l’opposition de l'évêque Robert McManus, prélat qui s'est prononcé ouvertement contre les droits des homosexuels et des transgenres.

Accusant l'école d'arborer des symboles en contradiction avec les enseignements de l'Église, R. McManus lui a demandé de retirer les drapeaux sous peine de perdre le droit de s'appeler école catholique, a déclaré à la NCR un porte-parole du diocèse de Worcester...

Traduit par Jean-Paul 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 23/06/2022