Nostra Ætate : un cadeau

Nostra Ætate : un cadeau pour le 21e siècle

Comment l'expérience humaine a été reconnue comme l'une des sources importantes de la réflexion théologique et pastorale

23 août 2022

Daniel Di Domizio

États-Unis

Les textes importants naissent lorsque nous abordons des moments clés de la vie collective. Mais leur sens évolue et s’éclaire à mesure que les événements humains façonnent et de remodèlent l'histoire ; le contexte est essentiel.

Un demi-siècle plus tard, ce document et son modèle de pensée acquièrent un nouveau sens et une nouvelle signification qui n'étaient pas évidents au moment de leur formulation initiale.

L'intention de cet article est de retracer l’évolution historique qui a lentement émergée dans les décennies précédant le Concile Vatican II pour aboutir à Nostra Ætate après un débat vigoureux pendant le Concile. Ce document prend une nouvelle signification et une forte pertinence aujourd'hui.

À l'approche du soixantième anniversaire de l'ouverture du Concile, en octobre 2022, je crois que les temps exigent une réflexion approfondie sur cet événement historique et important de la vie de l'Église.

Qui étaient ces plus de deux mille évêques qui se sont réunis à Rome à l'automne 1962 ?

Jamais auparavant dans la vie de l'Église, un rassemblement d'évêques n'avait représenté une telle diversité de races, de nationalités et de cultures au sein du Corps universel du Christ.

Les Européens formaient le plus grand groupe d'évêques. Les évêques des Amériques constituaient le deuxième plus grand contingent. Les évêques asiatiques et africains étaient présents en nombre respectable. On nota l'absence de la plupart des évêques des nations situées derrière le rideau de fer et vivant sous le régime communiste.

Rome était un lieu familier pour de nombreux évêques qui avaient étudié à Rome en tant que séminaristes, ainsi que pour ceux qui avaient effectué des visites canoniques régulières au Saint-Siège, comme l'exige la règle de l'Église.

13 octobre 1962

Des milliers de spectateurs, dont des journalistes du monde entier, assistent au spectacle coloré d'une procession apparemment sans fin d'évêques qui traversent solennellement la place Saint-Pierre et entrent dans la basilique.

Il ne fait aucun doute que de nombreux évêques et spectateurs s'attendaient à ce que le Concile ne dure que quelques mois, les évêques approuvant rapidement l'ordre du jour - appelé "schéma" et rédigé au cours des trois années précédentes par des fonctionnaires du Vatican - et qu'ils soient de retour dans leurs diocèses pour Noël.

Cependant, en l'espace de quelques semaines, la plupart des évêques ont compris que le Concile serait plus qu'une simple réunion de routine. Au cours des premiers jours, les évêques, avec le soutien du pape Jean XXIII, ont commencé à remettre en question certains aspects de l'ordre du jour.

Le Concile sera un intense échange de vues, animé par les évêques eux-mêmes, sous la direction de confrères autres que les fonctionnaires du Vatican. C’est maintenant devenu de l'histoire.

La Constitution dogmatique sur l'Église

Au cours de la deuxième session du Concile en 1963, les évêques se sont penchés sur l'un des documents clés du Concile, l'une des quatre Constitutions, portant sur la nature de l'Église.

Beaucoup affirment que ce texte a jeté les bases des idées profondes et novatrices qui sont apparues dans les documents conciliaires ultérieurs.

Les concepts théologiques et pastoraux qui ont sous-tendu les discussions sur la nature de l'Église sont principalement issus du discours théologique controversé de la décennie précédant le Concile.

Des théologiens allemands et français ont joué un rôle de premier plan dans ces développements théologiques. Nombre de ces mêmes théologiens allaient servir comme experts au Concile.

Chapitre 2 de la Constitution sur l'Église : le peuple de Dieu

Il ne fait aucun doute que peu d'évêques réalisaient les implications futures du chapitre 2 de la Constitution.

Ce chapitre consacre l'expression "Peuple de Dieu", une expression qui est devenue chère à la communauté catholique.

Après avoir expliqué comment les catholiques en union avec le Christ constituent le peuple de Dieu, le Concile poursuit au paragraphe 16 : "Enfin, ceux qui n'ont pas encore reçu l'Évangile sont liés au peuple de Dieu de diverses manières."

Tout d'abord, le Concile nomme les Juifs, le peuple des "alliances et des promesses... dont le Christ est né selon la chair."

Après avoir décrit les liens intimes que les catholiques partagent avec leurs frères et sœurs juifs, le Concile poursuit : "Mais le plan du salut inclut aussi ceux qui reconnaissent le Créateur, au premier rang desquels les musulmans, qui professent la foi d'Abraham et adorent avec nous le Dieu unique et miséricordieux."

Le Concile poursuit ensuite : "Dieu n'est pas non plus éloigné de ceux qui, dans la pénombre et par des images, cherchent le Dieu inconnu...". De même, "ceux [...] qui cherchent Dieu d'un cœur sincère [...] et s'efforcent dans leurs actions de faire sa volonté telle qu'ils la connaissent [...] ceux-là aussi peuvent obtenir le salut éternel."

Ces dernières phrases ne sont pas seulement des conclusions théologiques. Elles sont aussi le résultat de l'expérience quotidienne des gens ordinaires qui ont pris conscience que la bonté, voire la sainteté, ne sont pas la propriété exclusive des chrétiens, mais sont présentes chez des hommes et des femmes qui affirment de nombreuses croyances ou même aucune.

C'est ainsi qu'a débuté une trajectoire qui allait finalement conduire les évêques du Concile, étape par étape, aux affirmations sans précédent de Nostra Ætate en 1965. L'expérience humaine en vint à être reconnue comme l'une des sources importantes des grandes conclusions théologiques et pastorales.

Le chemin vers Nostra Ætate

Au cours de la préparation du Concile, le pape Jean XXIII avait exprimé le vif désir que soit élaborée une déclaration forte sur la relation de l'Église au judaïsme.

La réalité tragique de la Shoah pesait lourdement sur l'esprit de la plupart des évêques.

Avant le Concile, le Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens dirigé par le Cardinal Bea a rédigé une brève déclaration qui abordait les opinions négatives et les stéréotypes chrétiens du passé concernant le judaïsme. Le peuple juif, selon la déclaration du cardinal Bea, reste le peuple de Dieu. Quelques mois avant l'ouverture du Concile, la Commission préparatoire a rejeté cette déclaration par pure préoccupation politique. Certains évêques dont les diocèses se trouvent dans des pays à majorité musulmane craignaient que la déclaration ne soit interprétée comme favorable à l'État d'Israël dans le contexte des tensions au Moyen-Orient. Quelles seraient les conséquences pour les chrétiens vivant dans ces nations ?

Soixante-trois observateurs non catholiques assistèrent à la troisième session du Concile à l'automne 1964, dont de nombreux représentants de l'Église orthodoxe, ainsi que des membres des principales confessions protestantes et le Dr Lukas Visher du Conseil œcuménique des Églises.

Au cours de cette troisième session, les évêques ont exploré diverses options pour résoudre les objections à la déclaration proposée par le Secrétariat pour l'unité des chrétiens. Les débats ont débouché sur la décision d'inclure dans un document traitant du judaïsme des réflexions sur les relations de l'Église avec l'islam et les autres religions du monde.

Ce document plus long a été appelé "Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes". Au lieu de l’insérer comme un chapitre d'un document plus vaste qui comprendrait des déclarations sur l'œcuménisme et la liberté religieuse, les pères du Concile ont choisi de formuler trois documents distincts.

Ainsi, en novembre 1964, le Concile a approuvé le Décret sur l'œcuménisme, suivi, lors de la dernière session de 1965, de la Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes en octobre, et enfin, en décembre de la Déclaration sur la liberté religieuse.

Avec la formulation de ces trois documents historiques, la trajectoire que le cardinal Bea avait initiée pendant la préparation du Concile arriva à une conclusion certainement imprévue, même par le cardinal lui-même et par le défunt pape Jean XXIII.

L’après-Concile

De nombreux commentaires ont relaté la réception du Concile dans les années qui ont suivi sa fin. Des changements dans la vie de l'Église catholique apparurent dans différents pays avec un succès variable.

Aux États-Unis, l'œcuménisme s'est particulièrement développé à de nombreux niveaux, officiels ou non. Les relations interconfessionnelles ont commencé plus lentement. Dans les années 1970, le dialogue judéo-catholique est devenu plus important dans de nombreux diocèses.

Les facultés de théologie aux États-Unis et dans certains autres pays ont commencé à proposer des cours sur les relations œcuméniques et interconfessionnelles. Une grande conférence sur les relations entre juifs et catholiques, organisée à Milwaukee en 1981, a permis de faire dialoguer des experts des deux bords. Elle a suscité la prise de conscience de l'importance de cet échange.

L'antisémitisme, autrefois assez répandu dans certaines zones des États-Unis, semblait diminuer dans les milieux catholiques à mesure que les gens apprenaient à mieux connaître la culture et les pratiques juives. Il n'était pas rare que les synagogues et les églises accueillaient des orateurs partisans du dialogue. Les amitiés interconfessionnelles s’épanouirent.

La trajectoire issue de Vatican II est restée vivante dans les décennies suivantes.

Les relations entre catholiques et musulmans

Le dialogue catholique-musulman s'est développé à un rythme plus modeste. Souvent, le dialogue se déroulait entre des universitaires des deux côtés. Occasionnellement, des amitiés se sont développées entre des individus et des familles.

Mais d'anciens stéréotypes sur les musulmans, datant parfois du Moyen Âge, persistent dans la conscience populaire chrétienne.

L'auteur se souvient de la statuette qui orne le pont Charles, vieux de plusieurs siècles, dans le centre de Prague, et qui représente un guerrier chrétien debout sur le cou d'un musulman. De telles images illustrent les préjugés culturels qui perdurent à travers le temps et l'espace.

À ces barrières culturelles s'ajoutent les tensions politiques qui imprègnent le Moyen-Orient. Les musulmans considèrent souvent que les États-Unis s'y opposent à leurs intérêts.

Si la religion et la politique sont généralement et publiquement considérées comme distinctes dans la culture américaine, la réalité est que l'esprit populaire ne fait souvent pas la distinction. La politique est souvent le compagnon indésirable du dialogue interconfessionnel.

9/11 : de la menace au dialogue

Le monde musulman a fait irruption dans la conscience mondiale lors du drame tragique du matin du 11 septembre à New York. L'événement restera longtemps gravé dans la mémoire populaire.

Ce qui s'est passé par la suite aux États-Unis et ailleurs est profondément significatif. Les musulmans, en particulier aux États-Unis, ont subi le barrage de menaces haineuses.

En l'espace de quelques jours, des communautés chrétiennes et d’autres se sont mobilisées pour soutenir leurs frères et sœurs musulmans assiégés. Les Églises et les organisations interconfessionnelles ont rapidement soutenu des rencontres de dialogue réunissant des intervenants des communautés chrétiennes, des organisations juives et des représentants musulmans.

Ces événements ont eu lieu dans des églises, des universités et d'autres lieux publics.

L'objectif de ces rassemblements était de faire comprendre au public alors en pleine confusion, que les auteurs des attentats, bien qu'ils aient invoqué la justification islamique de leurs actes, ne représentaient pas vraiment le Coran ou l'enseignement islamique.

Les participants à ces sessions de dialogue étaient des partisans des relations interconfessionnelles et des citoyens inquiets qui s'efforçaient de comprendre l'ampleur des événements du 11 septembre. Parmi les organisateurs et les orateurs, on comptait des universitaires catholiques et des catholiques éminents, dont certains occupaient des postes officiels dans des diocèses.

Sans citer Nostra Ætate, ces fidèles semblaient sentir que la réponse aux événements et le soutien à la communauté musulmane faisaient tout simplement partie de leur identité catholique.

Cela ne veut pas dire que tous les catholiques se sont engagés dans ce sens. Pourtant ces gestes semblaient se généraliser, de la papauté aux paroisses de quartier. Dans les mois et les années qui ont suivi, le dialogue entre chrétiens et musulmans est devenu un élément essentiel de l'activité interconfessionnelle, catholique ou non. Des hommes et des femmes musulmanes éminentes ont assumé des rôles clés dans tous les aspects de la vie interconfessionnelle.

Les institutions catholiques répondent souvent à la communauté musulmane de manière créative. Une université catholique de Milwaukee, dans le Wisconsin, a par exemple manifesté son respect pour ses étudiants musulmans en réservant une salle sur le campus et en fournissant des tapis afin qu’ils puissent disposer d'un espace privé pour effectuer leurs prières quotidiennes aux moments appropriés de la journée. La même université (Cardinal University) a invité, pendant le Ramadan, des membres du corps étudiant et du personnel à se joindre aux musulmans du campus pour jeûner pendant une journée et à partager un repas avec ces étudiants lorsqu'ils rompaient le jeûne après le coucher du soleil.

Soixante ans après l'ouverture du Concile Vatican II sous l'œil avisé du Pape Saint Jean XXIII, Nostra Ætate, la Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non-chrétiennes, reste un cadeau précieux pour l'Église catholique qui avance dans le monde complexe de la post-modernité.

Pour reprendre les mots du regretté journaliste polonais Ryszard Kapuscinski, "Peut-être tendons-nous vers un monde si différent que l'expérience de l'histoire s'avérera inadéquate pour le comprendre et être capable d’y vivre". (The other[1], p. 91, 2006).

Daniel Di Domizio, est membre de la Société d’études de la spiritualité chrétienne et du Comité pour les relations interconfessionnelles de la Conférence interconfessionnelle de Milwaukee (Society for the Study of Christian Spirituality, Committee for Interfaith Understanding de la Milwaukee Interfaith Conference). Il est ancien professeur au Marian College, Fond du Lac, Wisconsin et professeur émérite à la Cardinal Stritch University, Milwaukee (États-Unis).

Pour en savoir plus : https://international.la-croix.com/news/religion/nostra-aetate-a-gift-for-the-21st-century/16511


[1] Ouvrage majeur de cet auteur (non traduit) qui traite du concept de l’autre en occident.

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