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Le sexe devenu trop banal

Le sexe devenu trop banal ?

Une critique de Rethinking Sex : A Provocation ? (Repenser le sexe : une provocation ?), le nouveau livre de Christine Emba, chroniqueuse au "Washington Post"

Daniel Walden

La Croix International

États-Unis

3 décembre 2022

Repenser la relation sexuelle, la réenraciner : ces derniers temps il y a surabondance de livres et d'articles. Ainsi la philosophe Amia Srinivasan[1] se demande s'il existe un "droit au sexe" et des blogs publient des entretiens avec des jeunes de 20 ans qui affirment in fine qu'ils ont découvert la radicalité de la monogamie.

Ces dernières années, Christine Emba, chroniqueuse au Washington Post a écrit nombre de chroniques et de courts essais de réflexions sur le sexe[2], les siennes comme celles d’autres.

Elle insiste dans son travail sur la profonde insatisfaction que les jeunes, et surtout les jeunes femmes, ressentent à propos de leur vie sexuelle présente et passée. C’est la base de son livre Rethinking Sex. Comment, demande-t-elle, pouvons-nous repenser les expressions de la sexualité afin que nos rencontres ne soient pas simplement consensuelles mais bonnes dans toutes leurs dimensions ?

C. Emba est une auteure solide, consciente à la fois de l'ampleur de son projet et des limites de la pensée d'un seul auteur. Elle reconnaît se concentrer sur les difficultés rencontrées par les femmes qui ont des relations sexuelles principalement ou exclusivement avec des hommes, à la fois parce que c'est la perspective qu'elle connaît le mieux et parce que les scénarii sociaux de l'hétérosexualité structurent inéluctablement les différentes formes de la vie sexuelle.

Les femmes sont plus vulnérables que les hommes

L'auteure soutient également - et ses arguments ne laissent aucune place au doute - que les femmes sont les plus lésées dans les rencontres, ce qui est sans doute la raison la plus convaincante de concentrer la réflexion sur elles. Beaucoup ne sont pas heureuses dans ce qui, de l'avis général, constitue une part importante de leur vie : les causes méritent donc d'être étudiée pour cette seule raison.

C. Emba expose le problème ainsi : la révolution sexuelle a effectivement libéré la sexualité dans le sens où elle a effacé beaucoup des obstacles à son expression, qui avaient traditionnellement contraint les humains, et de manière disproportionnée les femmes. Mais elle n’examine pas les nombreuses raisons pour lesquelles une personne, en particulier une femme, peut encore vouloir dire "non".

Lorsqu'elles ont des rapports sexuels les femmes sont aujourd'hui beaucoup moins opprimées par la société. Cependant, malgré la généralisation de la contraception, elles assument toujours beaucoup plus de risques que les hommes. De même l'imaginaire culturel qui guide notre conception d'une activité sexuelle normale est façonné par l’industrie pornographique qui s'adresse principalement aux fantasmes des hommes.

Les femmes ont beaucoup plus de latitude pour avoir des relations sexuelles. Cependant elles subissent une forte pression culturelle pour ce faire. Elles revendiquent ce « piment » du monde mais ne semblent plus avoir autant de raisons de les avoir qu'auparavant. L'attrait du sexe est souvent réduit par la pornographie qui a fait entrer des actes sexuels auparavant inhabituels et extrêmes dans les attentes courantes des hommes.

Le besoin d'un ressourcement érotique

Il en résulte que de nombreuses femmes hétérosexuelles en sont venues à ne plus vouloir sortir avec des hommes et que rester célibataire est devenu attrayant. Les hommes sont également touchés par ce phénomène : comme les femmes ils déclarent avoir l'impression d’être devenus jetables tout en reconnaissant les traiter ainsi.

Selon C. Emba, nous avons besoin d'un ressourcement érotique, de repenser le sexe jusqu'en ses racines. Nous avons besoin d'une éthique sexuelle qui soit ancrée dans les racines sociales et corporelles des hommes et des femmes, et qui n’accepte plus la "culture du jetable" qui traite les individus comme des objets. Seule cette réimagination radicale peut construire une culture du sexe qui respecte l’autre.

Le projet est ambitieux : C. Emba ne prétend pas offrir plus que des premiers pas. À son crédit, elle ne se permet pas le luxe du recul détaché. Il lui serait facile de ne pas prendre de risque en laissant parler les expériences de ses interlocuteurs. Une telle position serait plus sûre, mais elle la mettrait en position de voyeurisme documentaire.

Elle choisit de partager ses propres expériences avec celles de ses sujets. Son choix s'avère admirablement payant : le lecteur ne peut s'empêcher de reconnaître que quelque chose ne tourne pas rond dans notre façon de penser le sexe, et que la correction de cette situation exige plus qu'un changement de terminologie ou un ajustement des programmes d'éducation sexuelle dans les écoles secondaires.

Des opprimés et des oppresseurs

Établir que quelque chose ne va pas n'est que le premier pas : ses tentatives pour ébaucher une solution ressemblent souvent plus à des gestes intellectuels qu'aux bases d'une argumentation. Cela est particulièrement visible dans son chapitre sur la différence entre les hommes et les femmes qui tente d'aborder, simultanément et sous l'égide de la "différence", biologie, socialisation et sexisme structurel.

Le chapitre se termine par un simple rappel de l'argument avancé pour la première fois par des auteures comme Andrea Dworkin [3]et Catharine A. MacKinnon[4] : les personnes prétendument égales qui consentent à des rapports hétérosexuels ne sont en fait pas égales du tout, et les femmes sont toujours « déjà contraintes » avant même que la relation sexuelle ne soit proposée.

Si cela est vrai - et je pense que toute analyse sérieuse donne raison à A. Dworkin et C. A. MacKinnon - alors le problème se situe bien au-delà de tout ce qu'une éthique sexuelle nouvelle peut résoudre, à moins que nous ne soyons prêts à les suivre, comme Angela Davis et tant d'autres penseurs féministes, en élargissant le débat à l’engagement radical en faveur d’un changement politique.

La situation politique caractérisée par l’existence de classes d'opprimés et d'oppresseurs - car c'est précisément ce que suggère C. Emba - et par la présence constante de la coercition matérielle et sociale dans la vie sexuelle des femmes, ne sera pas améliorée par des relations plus prévenantes ou plus courtoises. Aucune éthique ne permettra aux hommes d'avoir des relations avec les femmes dans de telles circonstances en dehors d'un engagement ferme et conscient à mettre fin à cette inégalité.

C. Emba n'exige pas un tel changement. Le genre de solution qu'elle envisage n'est pas clair même si cela a quelque chose à voir avec la volonté du bien de l'autre, l'attention morale et l'empathie. Toutes ces notions sont bonnes en soi et il faut les appliquer à notre vie sexuelle, mais elles ne contribuent guère à résoudre les contraintes auxquelles les femmes sont confrontées.

Nos actes sexuels partie d'un système de signes appelé langage ?

C'est dans le dernier chapitre, où elle commence à esquisser une réponse, que les plus graves failles de son argumentation apparaissent. Après avoir évoqué les expériences positives de plusieurs jeunes femmes qui ont attendu d'avoir des rapports sexuels ou décidé de ne pas en avoir pendant un certain temps, elle pose deux questions : "La réponse serait-elle d'avoir moins de rapports sexuels occasionnels ? La réponse serait-elle de n’avoir des rapports sexuels que sous le signe de l'amour ?".

Prendre pour acquis le lien entre ces deux questions est un manque de rigueur. Il n'est pas évident que le sexe occasionnel - c'est-à-dire le sexe en dehors d'un engagement relationnel durable - ne puisse pas avoir lieu sous le signe de l'amour - c'est-à-dire dans le cadre de la volonté du bien de l'autre.

Dans un essai intitulé What is Sex For ? (Pour qui est le sexe ?), David M. Halperin[5] soutient que le sexe peut viser l'amour même dans le contexte anonyme des bains publics gays, et que c’est l'anonymat et le nivellement social de ces lieux qui rendent cet objectif atteignable. Quoi que l'on pense de cet argument, la pensée de D. M. Halpern expose la diversité des significations que le sexe peut revêtir, même au sein de communautés très délimitées. Ce faisant, elle exige que nous réfléchissions plus profondément et de manière plus critique aux limites de nos propres contextes.

En effet, il me semble qu'une attitude critique envers les situations doit être la base de toute éthique sexuelle saine, qu'elle soit catholique ou non. Comme le fait remarquer Gareth Moore[6] op, dans son superbe livre sur la sexualité, The Body in Context (le corps en situation, 2004), nos actes sexuels sont communicatifs mais ne sont pas propositionnels[7] : ils ne font pas partie du système de signes appelé langage et ne peuvent donc pas être porteurs du même type de signification immédiate, mais ils existent parallèlement au langage comme des gestes qui peuvent avoir un sens profond.

Des amoureux peuvent avoir des relations sexuelles après une dispute épuisante pour dire qu’elle est terminée et que tout est pardonné ; des amoureux qui se sont séparés en tant qu'amis peuvent avoir des relations sexuelles lorsqu'ils se revoient des années plus tard pour montrer que leur plaisir d’être ensemble est toujours là. Il semble impossible de prétendre que le premier couple souhaiterait le bien de l'autre alors que le second ne le souhaiterait pas. Il faudrait des contorsions intellectuelles indignes pour affirmer que deux personnes qui ont des relations sexuelles comme un geste d'affection en souvenir d’un temps passé se traitent mutuellement comme des objets jetables. Cependant n’oublions pas que la fidélité n'est pas une protection contre l'exploitation quotidienne.

Il y a quelque chose de cassé dans l'hétérosexualité, c’est de longue date

Cela dit, il existe de nombreuses raisons de ne pas avoir de relations sexuelles occasionnelles : on peut viser un bien supérieur en suivant des interdictions religieuses, se prémunir contre des attachements émotionnels soudains ou simplement tenir une promesse à une personne qui nous est chère. Mais prétendre que nous ne pouvons pas faire ces gestes par amour est à la fois stupide et improductif. La réflexion de C. Emba identifie des préoccupations réelles et urgentes qui exigent d'être abordées, mais les relations sexuelles occasionnelles ne font pas partie du champ de son travail.

Loin de saper son argumentation, je pense que l'insistance de G. Moore sur le statut gestuel de la relation sexuelle permet de recentrer l'attention sur le cœur du problème : le contexte dans lequel de nombreuses femmes ont des rapports sexuels occasionnels les empêche de les avoir " sous le signe de l'amour " - c'est-à-dire d'une manière qui témoigne de l'amour à la fois pour elles-mêmes et pour leurs partenaires. L'abstention prolongée peut très bien être la seule réponse sexuelle aimante dans de telles circonstances, mais ce sont les circonstances qui, en fin de compte, doivent être changées.

L'article What Is Sex For ? de D. M. Halperin met en lumière un point essentiel : d'autres situations permettant d'autres façons de donner un sens au sexe, sont possibles et, de fait, existent. Elles ne correspondent peut-être pas à ce que C. Emba pense, car elles ne permettent pas au sexe de toujours porter le type d'amour qu’elle souhaite, mais leur existence devrait nous prémunir contre le pessimisme à l'égard du sexe qu'elle décrit dans son deuxième chapitre.

Comme beaucoup d'homosexuels, je reconnais volontiers que quelque chose dans l'hétérosexualité est brisé mais c’est de longue date. Il est possible, et même absolument nécessaire pour les chrétiens, de construire un monde [politique] d’égalité entre hommes et femmes dans lequel aucune distinction, même tacite, n'est faite entre la valeur de leurs désirs et de leurs besoins respectifs. C’est par lui que nous pourrons mieux voir l'abolition de la distinction sociale à laquelle Paul nous appelle.

Nous n'en sommes pas encore là. "Juif et Grec" marque la division de l'ethnicité, "esclave et libre" la division en castes et "homme et femme" la division du genre. Dans tous ces domaines, nous opposons un type de personne à un autre. Mais par la présence du Christ parmi nous, nous savons que l'abolition des divisions est possible et se réalise.

Christine Emba a écrit un livre qui souligne la nécessité de poursuivre son travail.

 

Traduit par Jean-Paul

Daniel Walden est écrivain. Classique, il s’intéresse à la philologie d’Homère, au socialisme catholique, au théâtre musical ainsi qu’aux Wolverines de l'université du Michigan (L’équipe de basket, NdT).

Cet article a été initialement publié dans Commonweal.[8]

 

[1] Philosophe née en 1984 à Bahreïn. Elle est titulaire de la chaire de théorie sociale et politique à l'université d'Oxford (Sce Wiki.)

[2] L’auteure emploie le mot sexe dans le sens de relation sexuelle (NdT)

[3] Andrea Dworkin (1946-2005) est une essayiste américaine, théoricienne du féminisme radical. Elle est surtout connue pour sa critique de la pornographie qu'elle rapprochait du viol (Sce Wiki.)

[4] Catharine Alice MacKinnon est avocate, écrivaine, juriste et féministe. Elle enseigne le droit. Elle est à l'origine de la définition du harcèlement sexuel dans la loi aux États-Unis (Sce Wiki.)

[5] David M. Halperin est un helléniste, historien et théoricien queer (Sce Wiki.)

[6] Théologien anglais (1948-2002)

[7] Leur vérité ne se démontre pas à partir de certains d'entre eux qui seraient choisis comme vrais (NdT)

[8] Publication catholique américaine. Elle est proche de la communauté LGBTQ.

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