La crise des abus

La crise des abus dans l’Église met la papauté en procès

Les dernières allégations à l'encontre de Jean-Paul II ne concernent pas que lui

La Croix InternationalMassimo FaggioliÉtats-Unis

20 avril 2023

L'un des plus anciens axiomes définissant le rôle du Siège de Pierre dans l'Église est le suivant : "Prima sedes a nemine iudicatur" - le premier siège ne peut être jugé par personne. Des siècles avant que la primauté papale ne soit définie en 1870 au Concile Vatican I, l'évêque de Rome jouissait déjà d'une sorte d'immunité dans les sphères religieuses et politiques.

Aujourd'hui, l’Église est toujours plus centrée sur le pape : cinq des huit papes du 20e siècle ont été béatifiés ou canonisés et le pape est le monarque absolu de l’État de la Cité du Vatican.

L'affaire Emanuela Orlandi

L’ordre théologique, politique et juridique qui protège la papauté est aujourd'hui sous pression en raison de la crise des abus sexuels. Nous l'avons vu avec les récentes insinuations contre Jean-Paul II qui ont été faites après que le Vatican ait rouvert le dossier de la disparition en 1983 d'Emanuela Orlandi, la fille âgée de quinze ans d'un employé de la Curie romaine qui vivait avec sa famille dans les murs de la Cité du Vatican. J'ai grandi avec ce mystère parmi les plus épais en Italie. Il a été remis en lumière par la sortie, à la fin de l'année dernière, de la série Netflix "Vatican Girl".

Son frère aîné, Pietro Orlandi, a insinué à la télévision nationale italienne qu'Emanuela avait été victime d'un réseau d'esclaves sexuels et que Jean-Paul II en était informé. Le cardinal Stanislaw Dziwisz, secrétaire particulier du pape de 1966 à sa mort en 2005, et les médias officiels du Vatican ont réagi rapidement à ces allégations, les qualifiant de "diffamatoires". Cela a incité P. Orlandi à prendre du recul par rapport à ses déclarations.

Lors de la prière du Regina Caeli du dimanche 16 avril, le pape François a défendu Jean-Paul, l'homme qui l'a nommé évêque et l'a fait cardinal :

"Certain d'interpréter les sentiments des fidèles du monde entier, j'adresse une pensée reconnaissante à la mémoire de saint Jean-Paul II, qui, en ces jours, fait l'objet d’accusations offensantes et infondées".

Jean-Paul II a également été attaqué par des journalistes d'investigation dans sa Pologne natale pour avoir sciemment couvert des abus sexuels lorsqu'il était archevêque de Cracovie. Ces allégations sont détaillées dans un livre difficile à résumer brièvement.

Il ne s'agit pas seulement de Jean-Paul II

Jean-Paul II n'est pas le seul à être sous le feu des critiques. Ces dernières années Benoît XVI et François en ont fait l'objet pour les cas d'abus les plus graves d'une manière qui n'était pas imaginable lorsque le pape polonais était encore en vie. Nous constatons une nouvelle forme d'offensive contre la papauté.

Il ne s'agit plus d'une attaque frontale, manu militari, comme ce fut le cas au cours des siècles précédents - de Sciarra Colonna et Guillaume de Nogaret contre Boniface VIII en 1303 à Napoléon Bonaparte contre Pie VI et Pie VII cinq siècles plus tard. Il ne s'agit même pas d'un anti-papalisme politique à l'ancienne, comme à l'époque du Kulturkampf de Bismarck ou de l'anticléricalisme des élites à l'origine du nationalisme européen du XIXe siècle.

Non, il s'agit d'un phénomène plus subtil, plus "démocratique" - ou du moins aussi démocratique que les théories du complot aspirent à l'être. C’est un autre type de délégitimation manu mediatica qui se met en place malgré tous les efforts de la papauté pour se montrer plus conviviale avec les médias.

Ce n’est ni une conspiration, ni une alliance. Il s'agit d'un aspect des grands changements culturels de nos sociétés, en particulier en Occident. La sécularisation a modifié la manière dont le journalisme aborde le catholicisme et la papauté.

La déférence automatique qui était autrefois accordée au "Vicaire du Christ" n'existe plus. Aujourd'hui, la vie privée des membres de l'élite ecclésiastique fait l'objet d'une attention froide, parfois trash et commère, qui se rapproche de la couverture de la famille royale britannique par les tabloïds. Dernièrement, certains responsables de la Curie romaine ont volontiers joué un rôle dans cette infotainment.

Le catholicisme dépeint par "Spotlight" et "The Young Pope"

Bien entendu, l'industrie du divertissement n'est pas en reste. Le film Spotlight, sorti en 2015, en est un excellent exemple. Il raconte l'enquête du Boston Globe sur la dissimulation des abus sexuels commis par des prêtres catholiques et décrit l'Église comme une organisation mafieuse qui remonte jusqu'au Vatican. Le fait qu'il ait remporté l'Oscar du meilleur film de l'année (et de nombreux autres prix dans le monde par la suite) signifie que quelque chose a changé : une nouvelle idée du catholicisme s'est imposée.

Un autre exemple est la série télévisée The Young Pope (2016) et sa suite The New Pope (2020). Elles ont imposé l'idée que la papauté est à la fois fête romaine et vice ecclésial : c’est un cadre élégant pour décrire la corruption sous toutes ses formes (à commencer par la corruption sexuelle), toutes typiques de la pornocratie papale des 9e et 10e siècles jusqu'aux Borgias du 15e.

Il ne s'agit pas seulement d'opérations lucratives. Ces changements dans la manière dont les médias et l'industrie du divertissement présentent la papauté et le catholicisme ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Ce n’est qu'une petite partie visible des changements culturels massifs dans la façon dont le catholicisme a été perçu au cours des quarante dernières années, et l’est depuis le début de la crise des abus sexuels.

L'un de ces changements est l'idée de l'ubiquité de la violence et des abus sexuels ; cependant la paranoïa de la pédophilie des élites du Vatican est une version moins sophistiquée du jugement selon lequel "le sacré s'est avéré être la meilleure cachette pour le mal" - comme l'a écrit l'un des chercheurs les plus influents sur le catholicisme aux États-Unis, Robert Orsi, dans History and Presence (Harvard University Press, 2016).

Bouleversements tectoniques

Une autre crise est celle de la place de l'homme dans une société où la redéfinition des rôles dans les genres est faite selon des modalités qui sont, au moins en théorie, beaucoup plus claires pour les femmes que pour les hommes. Précisément il s'agit de la crise d’un clergé exclusivement masculin qui a incité évêques et personnes influentes à proposer des recettes promouvant la "masculinité catholique" qui sont loin d'être rassurantes. (À cet égard l'internet est une boîte de pandore).

La crise des abus a produit des bouleversements tectoniques, et les catholiques - pas seulement les évêques et le Vatican - ont du mal à trouver leurs marques. La montée du mouvement #MeToo s'est combinée à la crise pour créer un climat de suspicion à l'égard des relations authentiques et, dans l'Église, de la direction spirituelle.

Ainsi ce que nos responsables d'Église et nos concitoyens catholiques - mais aussi nos voisins, nos collègues de travail, voire les membres de notre famille - pourraient un jour dire d’eux-mêmes ou serait révélé par d'autres en tant que victimes ou auteurs d'abus, fait monter un climat d’angoisse.

Tout cela est plus typique d'un État totalitaire et policier que d'une société libérale et démocratique et encore moins d'une communauté chrétienne. On est plus proche de « La vie des autres » que du « Festin de Babette ».

L'incapacité de l'Église catholique à gérer le scandale des abus d'un point de vue juridique et institutionnel est l’espoir déçu que de nouvelles lois puissent aboutir à des systèmes de sanction et de prévention justes et suffisants pour rétablir notre humanité commune.

La papauté paie le prix de ses responsabilités historiques dans la déconstruction de cet espoir, ce qui a des conséquences considérables. La crise des abus a provoqué un désenchantement difficilement réversible (voire du mépris ou de la colère) à l'égard de la tentative du magistère d'envoyer un message positif sur la sexualité. Elle a terni, pour au moins un autre siècle, la crédibilité du catholicisme - et de la papauté - à s'exprimer sur toute un ensemble d’autres questions.

Le catholicisme peut-il résister à une nouvelle tempête ?

Si le pape François a renforcé sa réponse à la crise des abus après l'émergence, en 2018, des scandales concernant les évêques du Chili et l'ancien cardinal Theodore McCarrick, c'est cette année-là que sa crédibilité personnelle a été affectée. Il y a maintenant une « nouvelle question romaine ». L'ancienne avait émergé face à l'effondrement de l'État pontifical entre 1860 et 1870. Cette nouvelle question est née d’un effondrement moins tangible mais non moins substantiel : la crédibilité et la légitimité de la papauté et du Vatican, le plus grand fournisseur non gouvernemental de services sociaux, éducatifs et médicaux au monde.

Il est clair que la politique des papes de la fin du 20e et du 21e siècle consistant à canoniser leurs prédécesseurs immédiats sur la Chaire de Pierre est pire qu'inefficace. Elle est en fait contre-performante parce qu'elle donne l'impression d'une défense préventive de la papauté et est un obstacle à la compréhension de leur sainteté qui ne soit pas purement apologétique.

Ce à quoi nous assistons pourrait n'être qu'une nouvelle tempête que le catholicisme traversera, comme bien d'autres fois auparavant, parce que "l'Église pense en siècles". Mais la crise des abus et ses développements au cours des dernières années ont révélé à quel point la perception de l'Église, y compris de la fonction papale, a changé.

La papauté romaine s'est construite théologiquement et architecturalement au cours du deuxième millénaire. Elle est devenue une icône de la civilisation chrétienne, au point que la romanité pontificale et la catholicité ont souvent été considérées comme synonymes. Jean-Paul II a écrit que la papauté du troisième millénaire devait être au service de l'unité œcuménique. Mais ces deux dernières décennies ont envoyé un message bien différent.

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Pour en savoir plus : https://international.la-croix.com/news/signs-of-the-times/in-the-catholic-churchs-abuse-crisis-the-papacy-is-now-on-trial/17683

 

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