L’alliance papalo-journalistique :
L’alliance papalo-journalistique : les médias, le pape et la synodalité
Le mariage d'intérêts entre la papauté et les médias modifie la fonction papale et le catholicisme
22 septembre 2021
Le mouvement politique et religieux du XIXe siècle connu sous le nom d' « ultramontanisme » a changé l'Église catholique d'une manière encore visible aujourd'hui. Il a renforcé le rôle de la papauté, tant dans l'Église que dans le monde, le situant à un niveau inconnu auparavant.
Au début de la sécularisation et de la chute des États pontificaux, la papauté est devenue le plus important marqueur d'identité pour les catholiques.
Dans les décennies qui ont précédé le Concile Vatican I (1869-70), le concile qui a défini la primauté et l'infaillibilité de la papauté, les médias modernes ont contribué à cette évolution. En fait, certains des ultramontains les plus influents n'étaient pas des théologiens ou des membres du clergé, mais des journalistes laïcs[1].
Le soutien des médias à la prééminence de la fonction papale est encore bien vivant, comme le montre l'histoire de l'Église au cours des dernières décennies. En retour, la papauté cajole les médias.
Mais lorsqu'une religion traditionnelle utilise les dernières technologies de la communication moderne, elle ne nous renseigne pas nécessairement sur la modernité ou l'anti-modernité de sa tradition. C'est aussi vrai pour les talibans que pour le catholicisme.
En un certain sens, la relation entre les médias modernes et la papauté a confirmé que, s'il y a un désordre typique du catholicisme, ce désordre n'est certainement pas le fondamentalisme biblique. Comme l'a dit un jour le converti et écrivain français Paul Claudel (mort en 1955), "les catholiques font preuve d'un immense respect pour la Bible : ils s'en éloignent le plus possible".
C'est catholique parce que le pape l’a dit
Le désordre le plus typique du catholicisme est le fondamentalisme magistériel : "C'est catholique parce que le pape le dit."
Dans cette forme contemporaine de papalisme, il est clair que les médias jouent un rôle crucial. Comment pensez-vous que la plupart des catholiques découvrent ce que le pape vient de dire ? Ce n'est généralement pas par les voix officielles d'information et de communication de l'Église mais par les médias grand public.
Pour paraphraser le célèbre discours que le président américain Dwight D. Eisenhower a prononcé lorsqu'il a quitté ses fonctions en janvier 1961 c’est d’un "complexe journalistico-papaleux" dans lequel le papisme et les médias modernes se renforcent mutuellement qu’il s’agit.
Les papes parlent bien
Les textes officiels du pape sont souvent longs et complexes tandis que les médias fonctionnent à l'aide d'extraits enregistrés et de citations. Mais comme il n'y a qu'un seul pape - une figure emblématique qui n'existe pas ainsi dans les autres religions - il est pour les médias une source d’information formidablement efficace.
Cette situation ne date pas de François mais il a renforcé, grâce aux médias sociaux numériques, les liens entre papauté et médias. Comme l'a dit le journaliste américain Michael O'Loughlin dans son livre de 2015[2], François est "un pape tweeter".
Nous le constatons par les effets de ses interviews et surtout de ses conférences de presse en avion. On pense immédiatement au "Qui suis-je pour juger ?" en 2013 et au message à Donald Trump en 2016 selon lequel la construction d'un mur à la frontière mexicaine n'est "pas chrétienne".
Plus récemment, alors qu'il revenait du voyage à Budapest et en Slovaquie, François a déclaré : "Je n'ai jamais refusé l'Eucharistie à qui que ce soit". Il faisait ainsi référence au débat entre les évêques américains sur la question de savoir si le président Joe Biden devait se voir refuser la communion en raison de ses positions en faveur de l’avortement..
Malheureusement le contexte des commentaires du pape, en particulier lors de ses rencontres aériennes avec des journalistes, n’est pas rapporté dans les reportages des médias.
Texte, contexte et paratexte
La réponse du pape à une question qu'un journaliste lui pose conduit à un texte qui se situe dans un contexte. Mais n’oublions pas l’intertexte, c'est-à-dire la présence sous-entendue d'un ou d’autres textes dans ce que dit le pape. Il est important de noter que dans ses interviews et ses conférences de presse, François mentionne rarement de manière explicite ses déclarations antérieures ou celles du magistère.
Il y a ensuite le paratexte, c’est à dire le cadre éditorial par lequel les fonctionnaires du Vatican (à la Secrétairerie d'État et au dicastère de la communication) inscrivent les paroles du pape dans un cadre plus institutionnel. Par exemple, le site internet du Vatican place les transcriptions des conférences de presse du pape à bord des avions dans la catégorie "discours", alors qu'il s'agit de quelque chose de tout à fait différent.
Les linguistes distinguent différents types de textes : architexte, hypertexte, transtexte, métatexte, péritexte, hypotexte, etc. Il serait intéressant d'appliquer cette analyse aux déclarations du pape aux médias.
Ce qu'il faut retenir, c'est que l'utilisation des médias par le pape François a attiré l'attention sur la relation et le fossé qui existent entre ce que le pape dit et ce que l'Église dit et fait en pratique, sur le terrain, dans ses nombreuses et très diverses communautés à travers le monde.
Par exemple, pour rester proche de la délicate affaire impliquant les évêques américains et Joe Biden, il sera intéressant de voir si, éventuellement comment, le comité ad hoc chargé de rédiger le document qui sera présenté et discuté lors de la réunion de la Conférence des Evêques Américains de novembre, utilisera la dernière conférence de presse du pape.
Le citera-t-il disant que "l'avortement est un meurtre" ou "je n'ai jamais refusé l'Eucharistie à personne" ? Ou reprendra-t-il ces deux déclarations ? Ou se terra-t-il ?
Une papauté hypermédiatique et l'état du catholicisme
Il est certain que les catholiques sont beaucoup plus nombreux à entendre ce que François dit à travers les médias qu'à prendre connaissance des déclarations de leurs conférences épiscopales. Ceux qui lisent réellement les documents qu’elles publient sont minoritaires.
La papauté hypermédiatique que nous connaissons aujourd'hui permet de comprendre l'état actuel du catholicisme, ses nombreuses et différentes facettes dans une dimension devenue mondiale, son sentiment d'unité et de désunion et de saisir les sources qui façonnent ces marqueurs d'identité.
Le mariage d'intérêts entre la papauté et les médias modifie la fonction papale, et donc le catholicisme.
Comme l'avait prédit le philosophe français Gilles Deleuze il y a plusieurs décennies, les institutions tendent à s'évaporer dans l'espace mondial que le marché (des biens et des idées) occupe avec très peu ou pas de résistance.
L'incapacité de l'Église institutionnelle à contrôler la vitesse de changement des processus sociaux et culturels a produit un contrecoup, dans certains secteurs de cette communauté mondiale, en mettant l'accent sur la culture catholique dite pure ou orthodoxe.
Ne mettez pas votre confiance dans les monarques
Une politique de sécurité visant à maintenir hors de la porte d'entrée et hors de vue les diverses formes d'engagement et d'adaptation à un monde post-chrétien et à se protéger des forces du marché, est mise en place par Rome.
Nous vivons enveloppés dans un manteau médiatique constant et l'Église institutionnelle n'a plus le contrôle exclusif du discours, pas même au sein du catholicisme. La papauté l'a compris mieux que quiconque.
Comme l'écrivait récemment le vétéran vaticaniste Luigi Accattoli dans le magazine catholique indépendant Il Regno, « l'alliance avec les médias aide les papes à atteindre des objectifs auxquels s'oppose le système ecclésiastique ».
Les papes du passé avaient recours à l'alliance ou au conflit avec les rois et les empereurs.
Ceux d'aujourd'hui font appel aux médias.
La papauté d’hier forgeait des alliances avec les rois et les empereurs au Moyen-Âge et du début de la période moderne. Elle était façonnée par une forme monarchique de gouvernement et une doctrine hiérocratique, un gouvernement quasi-absolu par des clercs, avec très peu de contraintes constitutionnelles ou légales.
La papauté d’aujourd'hui tente, notamment par la synodalité, de se libérer de ce modèle.
On ne sait pas encore si les objectifs des médias et ceux de l'Église catholique vont converger ou se heurter sur ce point particulier.
Pour en savoir plus : https://international.la-croix.com/news/signs-of-the-times/the-journalistic-papalist-complex-the-media-the-pope-and-synodality/14929
The journalistic-papalist complex: the media, the pope and synodality
The marriage of interests between the papacy and the media is modifying the papal office and Catholicism
By Massimo Faggioli
United States
September 22, 2021
The 19thCentury political and religious movement known as "ultramontanism" changed the Catholic Church in a way that is still visible today. It enhanced the role of the papacy, both in the Church and in the secular world, to a level unknown before.
At the start of secularization and the fall of the Papal States, the papacy became the most important identity marker for Catholics.
In the decades leading up to the First Vatican Council (1869-70), the council that defined papal primacy and infallibility, modern mass media helped this development. In fact, some of the most influential ultramontanists were not theologians or clergy but lay journalists.
Media support for the pre-eminence of the papal office is still very much alive, as we can see from the history of the Church in the last few decades. And, in turn, the papacy has reciprocated its love for the media.
It's just another proof that when a traditional religion uses the latest technology of modern communications it doesn't necessarily tell us anything about the modernity or anti-modernity of its tradition. That's as true for the Taliban as it is for Catholicism.
In some sense, the relationship between modern media and the papacy has confirmed that, if there is one "disorder" typical of Catholicism, that disorder is certainly not biblical fundamentalism.
As the French Catholic convert and writer Paul Claudel (d. 1955) once quipped, "Catholics show tremendous respect for the Bible — they stay as far away from it as possible."
"It's Catholic because the pope has just said it"
No, the disorder more typical of Catholicism is magisterial fundamentalism: "This is Catholic because the pope says it is."
More accurately, in a religious culture like ours, where the sense of the tradition has become weaker, the idea is that "it's Catholic because the pope has just said it".
In this contemporary form of papalism, it is clear how crucial a role the modern mass media plays.
How do you suppose most Catholics find out what the pope has just said?
It's usually not from official Church information and communications offices, but from the secular or mainstream media.
To paraphrase the famous speech that US President Dwight D. Eisenhower gave when he left office in January 1961, this can create a "journalistic-papalist complex" in which papalism and the modern media strengthen one another.
Popes make for good sound bites
Official papal texts are often long and complex, while the media operates on the use of sound bites and money quotes.
But since there is only one pope -- a uniquely iconic leadership figure that does not exist in quite the same way in any other religion -- the papacy is a formidably effective source for the media.
This did not start with Francis, but he has taken the marriage between the papacy and the media to a new level, also thanks to social and digital media.
As American journalist Michael O'Loughlin put it in his 2015 book, Francis is "the tweetable pope".
We have seen this from the effects of his interviews and especially the in-flight press conferences. One thinks immediately of the "who am I to judge?" in 2013 and the pope's message to Donald Trump in 2016 that building a wall on the Mexican border is "not Christian".
And most recently, as he returned from a trip to Budapest and Slovakia, Francis said: "I have never refused the Eucharist to anyone".
It was in reference to the debate among the US bishops on whether President Joe Biden should be denied communion because of his pro-choice stance.
But the context of the pope's comments, especially during his in-flight encounters with journalists, is often lost in the the media reports.
Text, context and paratext
There is a text and a specific context in which the pope responds to a particular question a reporter has put him.
There is also an intertext, that is, the hidden presence of another text or a series of texts in whatever the pope says. It is important to note that in his interviews and press conferences Francis rarely mentions explicitly previous statements of the magisterium.
Then there is a paratext, which is the editorial framework through which Vatican officials (in the Secretariat of State and the communications dicastery) try to set the pope's words in a more institutional framework.
For example, the Vatican website places transcriptions of the pope's in-flight press conferences under the category "speeches" even though they are something quite different.
Linguists differentiate between different kinds of texts: architext, hypertext, transtext, metatext, peritext, hypotext, and so forth. It would be interesting to apply this analysis to papal statements to the media.
The point here is that Pope Francis' use of the media has brought new attention to the relationship and the gap that there is between what the pope says and what the Church says and does in practice, on the ground, in its many and enormously diverse communities around the world.
For instance, to remain close to the delicate case involving the US bishops and Joe Biden, it will be interesting to see if and how the committee of the US bishops' conference drafting the document to be presented and discussed at the USCCB meeting of November will use the pope's latest in-flight press conference.
Will they quote him saying that "abortion is murder" or "I have never refused the Eucharist to anyone"? O will they quote both of these statements?
The hyper-mediatic papacy and the state of Catholicism
Certainly, many more Catholics hear what Francis says through the media compared to those who are made aware of statements issued by the bishops' conference. Even fewer are those who actually read the documents the conference issues.
The hyper-mediatic papacy we have today is important to understanding the current state of Catholicism, its many different facets in a newly global dimension, its sense of unity and disunity, and the sources shaping its identity markers.
The marriage of interests between the papacy and the media is modifying the papal office, and therefore also Catholicism.
As French philosopher Gilles Deleuze had predicted decades ago, institutions tend to evaporate in the global space that the market (of goods, but also of ideas) occupies with very little or no resistance.
The inability of the institutional Church to control the speed of social and cultural processes has produced as a backlash, in some quarters of this global community of faith, an emphasis on the so-called "pure" or "orthodox" Catholic culture.
Put not your trust in monarchs
It is a form of security policy in the attempt to keep out of the front door, and possibly out of sight, that variegated forms of engagement and adjustment to a post-Christian world, but also of surrender to market forces.
We live wrapped in a constant media shroud and the institutional Church no longer has exclusive control of the narrative, not even within Catholicism. The papacy has understood that better than many others.
As veteran vaticanista Luigi Accattoli wrote recently in the independent Catholic magazine Il Regno, "The alliance with the media helps the popes to achieve objectives opposed by the ecclesiastical system.
The popes of the past resorted to alliance or conflict with kings and emperors.
Those of today appeal to the media.
"The major difference between the popes of the past and those of today is that the papacy forging an alliance with kings and emperors in the Middle Ages and the early modern period was clearly shaped by a monarchical form of government and a hierocratic doctrine – quasi-absolute government by clerics, with very few constitutional or legal restraints.
The Catholic Church is now trying to free itself from that model, especially through synodality.
But it is not yet clear if the goals of modern mass media and those of the Catholic Church will converge or collide on this particular point and on all the others.
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