Assez de molles paroles
Assez de molles paroles
Repenser le dialogue interreligieux
19 mai 2021 Thomas Albert Howard États-Unis
L'encyclique Fratelli tutti, publiée par le pape François en 2020, est remarquable quand elle met en lumière la rencontre de saint François avec le sultan Malik al-Kamil en 1219, au milieu des exactions de la cinquième croisade - une rencontre richement décrite par Giotto dans une fresque de la basilique supérieure d'Assise. Cette rencontre est un lointain signe de ce que nous appellerions aujourd'hui le dialogue interconfessionnel ou interreligieux, dont l'importance a été soulignée par la rencontre du pape en 2019 à Abou Dhabi avec le grand imam Ahmad al-Tayyeb et sa rencontre plus récente en Irak avec le responsable chiite, le grand ayatollah Ali al-Sistani.
À l'époque de saint François, ces rencontres étaient rares ; aujourd'hui, elles sont plus courantes.
Certains spécialistes parlent même d'un "mouvement interconfessionnel mondial", qui a pris de l'ampleur dans la seconde moitié du XXe siècle, mais qui s'est réellement accéléré à la suite du 11 septembre. Une simple recherche sur internet permet de trouver des milliers de "centres", "instituts", "conseils", "projets", "initiatives", "forums", "groupes" et "alliances" interconfessionnels. Le nombre impressionnant de ces organismes, aux États-Unis et à l'étranger, constitue un défi pour le chercheur qui tente de retracer l'histoire de ce mouvement.
Leur origine se trouve dans le Parlement des religions du monde en 1893 à Chicago, organisé dans le cadre de l'exposition universelle de cette année-là. Pendant seize jours sans précédent, il a réuni des chefs religieux du monde entier pour une série de conférences et de conversations. Des événements similaires ont rapidement suivi, tant aux États-Unis qu'en Europe, généralement sous l'impulsion d'universitaires, de protestants libéraux, de juifs réformés, d'unitariens et de théosophes. Au début, l'Église catholique regarda avec scepticisme. Le pape Léon XIII fulmina contre les "rassemblements religieux libertins" et plusieurs prélats qui ont participé à l'événement de Chicago ont été sanctionnés. Mais, heureusement, l'Église a fait volte-face lors du deuxième concile du Vatican (1962-1965), approuvant pleinement le dialogue interreligieux dans sa déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, Nostra aetate. Débutant comme une déclaration post-holocauste sur les relations entre juifs et catholiques, Nostra aetate s’élargie pour inclure les autres religions. Le pape Jean-Paul II, qui était un jeune théologien lors du concile, a fait de l'engagement interconfessionnel un élément central de son pontificat, tandis que des érudits juifs tels que Martin Buber[1] et Abraham Joshua Heschel[2] s'en sont également fait les champions.
Depuis la fin du vingtième siècle, et surtout après le 11 septembre, les organisations interconfessionnelles se sont multipliées et de nombreux organismes religieux y participent désormais. On peut citer Religions for Peace - Religions pour la paix - (fondé en 1970), l'Inter Faith Network for the United Kingdom - Réseau interconfessionnel du Royaume-Uni - (1987), le North American Interfaith Network – Réseau interconfessionnel nord-américain - (1988), la Global Ethic Foundation – Fondation pour une éthique globale - (1995), le Rumi Forum – Forum pour le dialogue interconfessionnel et interculturel - (1999), l'United Religions Initiative – Initiative pour des religions unies - (2000), le Malaysian Interfaith Network – Réseau malaisien interconfessionnel - (2003) et le Doha International Centre for Interfaith Dialogue – Centre international de Doha pour le dialogue interconfessionnel - (2007), entre autres. En 2011, les Nations unies ont commencé à reconnaître la Semaine mondiale de l'harmonie interconfessionnelle qui se tient chaque année en février. L'American Academy of Religion – Académie américaine pour la religion - a reconnu un nouveau cycle d'études interreligieuses et interconfessionnelles en 2014. Les grandes fondations philanthropiques se sont mises à l'œuvre, finançant une grande variété d'initiatives interconfessionnelles. D'innombrables livres et articles ont été publiés sur le sujet.
En bref, même si la violence liée à l'identité religieuse nous assaille dans l'actualité quotidienne, nous vivons un âge d'or pour le dialogue interreligieux. D'un point de vue historique, ce phénomène est remarquable, car il s'écarte des postures isolationnistes et sceptiques que les traditions religieuses ont affichées les unes envers les autres dans le passé. Pour les personnes concernées, le "dialogue" est devenu un terme générique qui désigne un large éventail d'échanges, de rassemblements et de collaborations pacifiques impliquant deux ou plusieurs traditions religieuses. Lors de ces événements, il y a consensus pour que les différentes traditions religieuses s'entendent pour faire un monde meilleur.
Il est difficile de ne pas être d'accord avec un tel objectif ; on trouve en effet beaucoup de démarches louables sur la scène interconfessionnelle actuelle. Mais il s'agit également d'un mouvement confronté à des défis et des critiques de fond. Ces critiques seront mieux comprises après avoir examiné plusieurs développements récents. Ensemble, elles suggèrent que la forme et l'avenir du dialogue interreligieux ne sont pas encore définis. Il y a des raisons d'espérer et de s'inquiéter.
Prenons, par exemple, le travail du théologien juif Peter Ochs, qui enseigne à l'université de Virginie.
Ochs en avait assez de l'approche légaliste du dialogue interreligieux en vogue pendant une grande partie du XXe siècle. Elle considérait que la mission du dialogue interreligieux consiste à faire de grandes déclarations sur la paix tout en privilégiant une taxonomie des grandes religions du monde typiquement occidentale. Décidant qu'il fallait quelque chose de différent, Ochs a lancé le Scriptural Reasoning Project – Lecture interconfessionnelle des Ecritures - [de chaque religion], qui réunit des juifs, des chrétiens et des musulmans dans des groupes délibérément restreints pour lire et discuter des textes sacrés des uns et des autres. Cette approche vise à lutter contre le lieu commun selon lequel toutes les religions enseignent la même chose. Les exercices de lecture mutuelle invitent les participants à ne pas minimiser les différences mais à viser un "désaccord de meilleure qualité" dans une atmosphère de respect mutuel. Aujourd'hui, cette méthode a sa propre société et sa propre revue (Journal of Scriptural Reasoning –Journal de lecture raisonnée-).
Le modèle des "religions mondiales" qui manque de références, a été abandonné par les organisations qui souhaitent accorder une plus grande attention aux particularités géographiques et historiques dans lesquelles le dialogue se déroule. Je me suis récemment rendu dans les Balkans pour m'entretenir avec des personnes impliquées dans le Conseil interreligieux de Bosnie-Herzégovine, basé à Sarajevo. Évitant de discuter du christianisme et de l'islam dans l'abstrait, le Conseil s'attache à aider les communautés religieuses à comprendre et à accepter les conflits des années 1990. Le Conseil parraine également des visites de chefs religieux sur les sites où des violences ont récemment eu lieu et organise des événements pour les jeunes Serbes orthodoxes et les catholiques et musulmans bosniaques afin qu'ils puissent apprendre à se connaître au-delà des récits ethniques contradictoires sur le passé récent.
Le pouvoir de l'art et de la musique est de plus en plus reconnu pour sa capacité à créer une compréhension entre les traditions religieuses. L'ouvrage Art and Belief : Artists Engaged in Interreligious Dialogue – Art et croyance : artistes engagés dans le dialogue interreligieux - (2012) de Ruth Illman[3] explore de nombreux cas contemporains où l'art est employé de manière créative pour favoriser les rencontres interreligieuses. Un festival annuel de musique sacrée a vu le jour à Fès, au Maroc, en 1994. "L'art, écrit l'artiste Mary Anderson, offre au dialogue interreligieux un modèle pour reconnaître la vérité - dans l'autre et sa religion - qui naît dans l'humble kénose de la révélation de soi."
Au cours des dernières décennies, des traditions et des communautés religieuses - y compris les évangéliques américains et l'Église des Saints des Derniers Jours - qui étaient historiquement sceptiques les unes envers les autres et en marge du dialogue interreligieux, ont commencé à converser les unes avec les autres. Les mormons n'ont manifestement pas été invités au Parlement de Chicago en 1893, et Dwight L. Moody, le principal revivaliste évangélique de l'époque, a condamné l'événement comme un acte d'apostasie nationale. Mais les choses changent. Une série de rencontres entamées à l'université Brigham Young[4] dans les années 1990 a donné lieu à des livres tels que How Wide the Divide ? A Mormon & an Evangelical in Conversation - Quelle est l'ampleur du fossé ? Conversation entre un mormon et un évangélique - (1997) de Craig L. Blomberg et Stephen E. Robinson et Talking with Mormons : An Invitation to Evangelicals - Parler avec les mormons : Une invitation aux évangéliques - (2012) de Richard Mouw. "Personne n'a compromis ou dilué ses propres convictions théologiques", écrit le théologien mormon Robert L. Millet à propos de ces rencontres, "mais chacun a cherché à faire preuve du respect qui devrait caractériser l’échange d'idées entre croyants qui ont écarté toute attitude défensive."
L'importance de la participation des jeunes est de plus en plus reconnue. L'Interfaith Youth Core – Des jeunes pour le dialogue interconfessionnel- (IFYC) de Chicago, fondé en 2002, est un pionnier dans la sensibilisation des jeunes à la capacité du dialogue interconfessionnel à nourrir la société civile dans un pluralisme sain. "La coopération interconfessionnelle ne dépend pas de perspectives politiques, théologiques et spirituelles communes", insiste Eboo Patel, fondateur de l'IFYC. "Les personnes qui s'engagent dans le dialogue interconfessionnel peuvent être en désaccord. L'objectif du dialogue interconfessionnel est de trouver des moyens pour rassembler et établir des relations, apprendre à se connaître et participer à des actions communes malgré les différences." M. Patel critique également le dialogue parlementaire, mais il souhaite que les membres de diverses communautés religieuses travaillent ensemble pour accroître leur capacité de dialogue ouvert et constructif.
Outre l'action, la contemplation a également un rôle à jouer : une évolution particulièrement frappante a consisté à permettre aux contemplatifs de diverses traditions de se rencontrer et de converser. C'est l'objectif de Dialogue Interreligieux Monastique/Monastic Interreligious Dialogue, une organisation internationale dont les racines remontent à la fin des années 1970. Expression de son charisme de l'hospitalité, cette commission de l'Ordre bénédictin agit en liaison avec le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. "Ce qui distingue l'approche monastique du dialogue interreligieux", m'a dit le secrétaire général de l'organisation, William Skudlarek, osb, "c'est l'accent mis sur l'hospitalité et l'expérience spirituelle. Presque toutes les rencontres ont lieu dans des monastères et le programme est construit autour de l'horarium [5] liturgique. Lors des rencontres avec les bouddhistes, un temps suffisant est prévu pour la méditation. Dans les rencontres avec les musulmans, leurs temps de prière sont également inclus dans le programme."
Au-delà des études interreligieuses, le dialogue interreligieux a donné naissance à un autre champ académique : la théologie comparée. Contrairement au dialogue proprement dit et à la religion comparée (qui s'efforce d'adopter une approche neutre), la théologie comparée insiste sur le fait que le théologien travaille du point de vue d'une tradition particulière, mais qu'il développe sa pensée en étroite conversation avec une autre tradition. Selon Francis Clooney, sdj[6], de la Harvard Divinity School[7], la théologie comparative "analyse les actes de foi enracinés dans une tradition particulière puis cherche à les relire à la lumière d’une ou plusieurs autres traditions de foi". Bien que nouvelle à certains égards, une telle approche a des précédents chez des personnalités telles que Thomas d'Aquin et Maïmonide[8], qui ont tous deux puisé leurs idées dans les trois traditions abrahamiques.
La détresse des minorités religieuses persécutées - comme les Ouïgours en Chine, les Rohingyas au Myanmar, les Yazidis et les chrétiens du Moyen-Orient - a été un signal pour le dialogue interconfessionnel au cours des dernières décennies. La déclaration de Marrakech (2016), signée par plus de deux mille dirigeants musulmans, est particulièrement remarquable. Cette déclaration plaide pour les droits des minorités religieuses dans les pays à majorité musulmane. Les voyages du pape François ont été motivés par cette préoccupation.
L'activité interconfessionnelle se déroule aujourd'hui à un moment où les spécialistes de la politique étrangère, trop souvent marqués dans le passé par des analyses laïques de la géopolitique, prennent en compte la manière dont les acteurs et les communautés religieuses influencent le maintien de la paix mondiale. L'ouvrage de Douglas Johnston[9] et Cynthia Sampson[10], Religion, the Missing Dimension of State Craft (1994), a contribué à ce changement d'optique des spécialistes, qui intègre désormais l'importance du travail interconfessionnel. Avec d'autres, ce travail, écrit Katherine Marshall[11], a contribué à mettre en évidence "les points aveugles en matière de religion dans de nombreux cercles diplomatiques et d'affaires internationales". Il met également en évidence l'importance croissante de la paix religieuse, à la fois au sein des traditions individuelles et en tant que démarche interreligieuse".
Même si le dialogue interreligieux s’est développé au cours des dernières décennies, plusieurs critiques récurrentes sont apparues, soulignant l'élitisme, l’idéalisme quant aux objectifs et des problèmes découlant de ses origines très occidentales. Ces critiques, et d'autres, méritent d'être entendues et discutées de manière approfondie. Bien sûr, il faut garder à l'esprit la nature polymorphe du dialogue interreligieux aujourd'hui. Il est compliqué de généraliser : ce qui est vrai pour une branche du dialogue peut ne pas l'être pour une autre. Néanmoins, le progrès se fait par des critiques constructives et non par une acceptation irréfléchie.
Malgré sa portée de plus en plus mondiale, le mouvement interconfessionnel reflète souvent ses origines typiquement occidentales. Une grande partie de l'activité interconfessionnelle repose sur l'idée que la religion serait une sorte de genre, dont les religions particulières seraient les différentes espèces. Dans cette optique, la religion est considérée comme une variable culturelle facile à distinguer des autres [variables culturelles], qu'elles soient sociales, ethniques, linguistiques ou politiques. C'est schématiquement l'approche "religion du monde", déjà mentionnée. Mais le fait de considérer le confucianisme ou l'hindouisme - des termes inventés par des chercheurs occidentaux - comme des religions distinctes et faciles à définir soulève d'énormes questions sur la catégorisation et la transférabilité du discours occidental sur la religion dans des domaines non occidentaux. Il est certain que les théoriciens et les praticiens du dialogue interreligieux sont devenus plus sensibles à ce problème au cours des dernières décennies. C'est une bonne chose. Mais cette reconnaissance a provoqué une crise terminologique. Doit-on préférer "interconfessionnel" à "interreligieux" ou vice-versa, ou, comme certains l'ont fait valoir, doit-on revenir au sens originel d'œcuménique (mondial ou global) et ne pas limiter ce terme à la discussion intra-chrétienne. D'autres ont fait pression pour des termes tels que "interidéologique", "intercivilisationnel", "interculturel", "intermondial", "interspirituel" et "multireligieux", entre autres. Et qu'en est-il des "religions politiques", comme le socialisme ou le nationalisme ? Ou l'athéisme ? Devraient-elles aussi être incluses dans le dialogue ? L'enjeu de ces querelles terminologiques est, une fois encore, le problème de l'applicabilité et de la transférabilité des mots occidentaux - qui dépendent fortement du passage de l'Occident à la modernité - à des terrains historiques et géographiques élargis.
Le théologien anglican John Milbank[12] a écrit de manière incisive sur cette question. Dans un essai intitulé "La fin du dialogue", il note qu' « une telle hypothèse [comprendre la religion comme un genre] sous-tend certainement... le dialogue [interreligieux contemporain], mais ce serait une erreur d'imaginer qu'elle a surgi simultanément parmi tous les participants [mondiaux] comme la reconnaissance d'une vérité évidente ». Au contraire, poursuit-il, « il est clair que les autres religions ont été considérées par les penseurs chrétiens comme une espèce du genre religion, parce que ces penseurs ont systématiquement classé les phénomènes culturels étrangers dans les catégories occidentales de la pensée et la pratique religieuses. » Ces faux classements, conclut Milbank, "ont souvent été acceptées par les représentants des autres religions, éduqués en Occident et incapables de résister aux forces rhétoriques du discours occidental." Si cela est vrai, ou même partiellement vrai, alors il faut mener une enquête rigoureuse sur les hypothèses intellectuelles et terminologiques qui ont donné naissance au dialogue actuel et qui l'alimentent encore.
Cela conduit au difficile dilemme de savoir qui peut parler de manière crédible et compétente au nom d'une tradition de foi particulière. Ce dilemme est reconnu depuis longtemps comme le talon d'Achille du dialogue interreligieux, malgré les efforts déployés de bonne foi pour amener à la table du dialogue des "parlants natifs", comme on les a appelés lors de la Conférence sur les religions vivantes de l'Empire qui s'est tenue à Londres en 1924. Certes, dans certains cas, on peut facilement identifier des leaders - des évêques dans le catholicisme romain, par exemple - qui peuvent plausiblement parler au nom d'une tradition. Mais pour d'autres traditions - le taoïsme, le shintoïsme ou le bouddhisme - on ne sait pas exactement comment désigner une personne faisant autorité et capable de représenter de manière crédible les autres membres de sa tradition. Il en va de même pour le protestantisme. Le spécialiste des religions Kusumita P. Pedersen[13] parle de problème de la représentativité. La plupart des religions sont "polycentriques plutôt que centralisées", observe-t-elle, et "il n'est pas simple de déterminer comment et quand un représentant peut être officiellement mandaté par sa communauté pour prendre part à une activité interconfessionnelle au nom de cette institution ou de cette communauté". On peut également se demander qui parle au nom des identités religieuses plurielles, étant donné, par exemple, la façon dont les sensibilités confucéennes, taoïstes et bouddhistes se chevauchent chez les individus et dans les communautés d'Asie du Sud.
Qu'elles soient représentatives de leurs traditions religieuses ou non, ce sont les élites qui parlent lors des événements interconfessionnels. La question de l'élitisme est donc inévitable. Dans le sillage du Parlement de 1893, les organisateurs des événements ultérieurs ont privilégié les élites, en particulier les experts cléricaux et universitaires, au détriment des praticiens de terrain. Dans une certaine mesure, c'est logique : les experts sont censés bien connaître la tradition. Mais l'universitaire indien Muthuraj Swamy[14], auteur de « Le problème du dialogue interreligieux » The Problem with Interreligious Dialogue, soutient que le caractère élitiste et académique d'une grande partie du dialogue interreligieux masque la manière dont la "religion" (un mot qu'il n'utilise qu'avec hésitation) est vécue au niveau local. Swamy est particulièrement incisif lorsqu'il montre comment une compréhension réifiée[15] de l'hindouisme (un héritage terminologique du colonialisme, selon de nombreux chercheurs) a fait le jeu des nationalistes hindous en Inde et a sapé les modèles locaux de coopération et de coexistence interreligieuses ainsi que les identités religieuses plurielles parmi les Indiens de caste inférieure.
De plus, à mesure que la nouveauté exaltante des premières réunions s'est estompée au XXe siècle, de nombreux événements interconfessionnels sont devenus insipides, se contentant de paroles lénifiantes sur la paix et la coexistence et n'ayant que peu d'impact réel. Oui, les chefs religieux doivent se réunir pour promouvoir la paix. Mais combien de temps faut-il écouter un orateur érudit après l'autre répéter, selon les termes de Pedersen, les mêmes "déclarations creuses et non contraignantes déclarant en termes généraux que la paix est bonne" ? Dans ses mémoires, Actes de foi, Acts of Faith, Eboo Patel[16] raconte une anecdote humoristique tirée de sa propre expérience lors d'une de ces réunions de style parlementaire. "Le problème quand on assiste à ces événements [interreligieux], écrit-il, c'est qu'ils sont atrocement ennuyeux. Il s'agit toujours de dîners ou de conférences avec un grand nombre de personnes âgées qui parlent beaucoup. L’objectif semble être de rédiger des documents déclarant que les religieux doivent dialoguer entre eux, puis de planifier la prochaine conférence où le document sera examiné. C'est toujours les mêmes personnes qui disent les mêmes choses, et ces rencontres durent toujours beaucoup trop longtemps. Je me souviens d'un dîner interconfessionnel particulièrement tortueux... Lorsque le neuvième orateur de la soirée est monté sur le podium, le public avait depuis longtemps cessé de regarder discrètement sa montre et avait commencé à se bouger bruyamment sur son siège. La soirée s'était déroulée comme la plupart des activités interconfessionnelles : quelques centaines de personnes... picorant dans des assiettes de nourriture insipide et écoutant une longue liste d'orateurs répétant à l’envie que les activités interconfessionnelles sont importantes.
À l'opposé de cette approche, M. Patel a mis l'accent sur ce que l'on appelle parfois la diapraxie[17], qui vise à rassembler des jeunes de diverses origines religieuses pour travailler pour le bien commun. Dans le but de trouver un terrain d'entente, de nombreux dialogues ont évité de discuter franchement des différences religieuses et se sont contentés de ce que l'ancien archevêque de Canterbury, Rowan Williams[18], a appelé des "conversations de compromis terne", qui aboutissent à des "déclarations communes superficielles". À bien des égards, il s'agit d'un objectif compréhensible, motivé par le désir d'éviter les polémiques virulentes du passé. Mais peut-être est-on allé trop loin dans le désir d'arriver à la tranquillité et non à la vérité ; il est souvent devenu le seul objectif et les règles (souvent tacites) du dialogue ne font que le renforcer. Mais peut-être le temps est-il venu de retrouver le sens platonicien du dialogue, dans lequel la recherche mutuelle de la vérité est la préoccupation première. Comme l'a fait remarquer le regretté cardinal Avery Dulles[19], "Si l'on établit des règles méthodologiques [de dialogue interreligieux] qui exigent des parties qu'elles renoncent à certains points de désaccord ou les dissimulent, le dialogue peut devenir inhibiteur et appauvrissant. La faute n'incombe pas au dialogue lui-même mais aux théoriciens qui cherchent à se soustraire à ses exigences rigoureuses." La prochaine étape du dialogue interreligieux devrait peut-être consister en une volonté de rouvrir la question ancienne de la vérité religieuse, aussi difficile que cela puisse paraître, plutôt que de la contourner ou de la régler rapidement et avec désinvolture. À tout le moins, les partisans du dialogue devraient admettre la pauvreté de produire, selon les mots de Dulles, "des déclarations si diluées et si larges qu'elles deviennent fonctionnellement sans signification".
Une telle approche repose souvent sur l'hypothèse discutable selon laquelle les conflits entre "religions du monde" constituent le plus grand obstacle à la paix mondiale. Pour citer des lignes rendues célèbres par le regretté théologien catholique allemand Hans Küng : « Pas de paix entre les nations sans paix entre les religions. Pas de paix entre les religions sans dialogue entre les religions. Pas de dialogue entre les religions sans réflexion sur les fondements des religions ». Bien sûr, les conflits entre grandes traditions religieuses - par exemple entre le christianisme et l'islam - ont été une source de violence dans le passé. Mais il est plus difficile qu'on ne le pense d'isoler la religion comme principale cause de conflit, car les différences de religion sont presque toujours liées à des différences ethniques, politiques, linguistiques, économiques et géographiques. Comme l'écrit Swamy à propos de la situation en Inde : "On oublie presque toujours que ce que l'on qualifie de "violence religieuse" découle généralement des luttes socio-économiques et de l'intervention politique qui joue avec les identités religieuses des personnes afin de stimuler la politique des banques de votes." Le fait que les musulmans et les chrétiens puissent s'entendre à Seattle ou à Toronto, mais pas à Sarajevo ou au Caire, suggère que les conflits prétendument religieux ne se limitent pas aux seules différences religieuses. Un point comparable est développé par William T. Cavanaugh[20] dans son livre « Le mythe de la violence religieuse » The Myth of Religious Violence (2009), où il affirme que la "violence religieuse", considérée dans une perspective historique, a insidieusement détourné l'attention de la violence causée par l'État-nation laïque moderne.
Au cours des dernières décennies, on observe également des conflits au sein de certaines traditions entre les traditionalistes et les réformateurs. À bien des égards, nous pourrions assister aujourd'hui à la mondialisation de la "guerre des cultures" que le sociologue James Davison Hunter [21]a étudiée dans l'Amérique contemporaine. Selon l'analyse de Hunter, les désaccords les plus profonds de la société américaine ne se situent plus entre les catholiques, les protestants et les juifs, comme cela a toujours été le cas, mais entre les conservateurs de ces traditions (que Hunter appelle "les orthodoxes") et leurs coreligionnaires plus ouverts (qu'il appelle "les progressistes"). En d'autres termes, les principales lignes de fracture ont moins à voir avec les divisions religieuses en soi qu'avec les divisions sociales et politiques exprimées dans un idiome religieux. En outre, nos guerres culturelles possèdent souvent une dimension de classe et de région. Les plus riches et les plus éduqués ont tendance à vivre dans des espaces urbains diversifiés où le dialogue interconfessionnel se nourrit d'un environnement politiquement libéral, tandis que les plus pauvres et les moins éduqués ont tendance à vivre dans des environnements ruraux plus homogènes, où, au cours des dernières décennies, les nationalismes à connotation religieuse ont gagné du terrain contre ce qui est perçu comme la menace déracinante de la mondialisation. La compréhension et la gestion de ces types de divisions pourraient être plus importantes pour la paix à l'avenir que la compréhension des lignes de faille religieuses traditionnelles. Si tel est le cas, l'ancienne taxonomie des "religions du monde" et son modèle de dialogue pourraient s'avérer non seulement trop occidentaux mais aussi anachroniques.
Ironiquement, le dialogue interconfessionnel a souvent engendré des divisions internes au sein de communautés religieuses particulières, divisions qui s'inscrivent grosso modo dans une logique orthodoxe et progressiste. On le voit bien dans le cas du christianisme et du judaïsme : les voix progressistes au sein de ces communautés ont fortement défendu le dialogue interreligieux, tandis que les voix plus conservatrices ont craint qu'il ne mène sur une pente glissante vers le relativisme ou le syncrétisme de bon aloi. Les initiatives interconfessionnelles échouent souvent, comme l'a noté Robert Wuthnow[22], "en raison de l'opposition d'autres groupes religieux au sein de la [même] communauté religieuse". Aujourd'hui, l'éthique régnante qui régit le dialogue interreligieux, en particulier dans les universités, est celle du pluralisme - une éthique à laquelle adhèrent de tout cœur les progressistes. Mais une telle perspective conduit à ce que Marion H. Larson[23] et Sara L. H. Shady [24] ont appelé le privilège libéral, peu reconnu au sein du mouvement interreligieux. Cette situation est particulièrement problématique pour les voix les plus traditionalistes, qui constatent fréquemment que leurs positions religieuses, même si elles sont défendues pacifiquement et bien argumentées, sont sommairement rejetées comme "prosélytes" et jugées hors limites par leurs pairs libéraux.
Ce dilemme n'est pas près d'être résolu, mais on peut se demander si les traditionalistes pourraient cesser d'exagérer les risques du dialogue interreligieux, et si les progressistes pourraient admettre qu'il y a quelque chose de malhonnête à appeler à un dialogue ouvert tout en s’opposant aux voix plus traditionalistes. Ces dernières constituent probablement la grande majorité des croyants de base dans de nombreuses traditions religieuses du monde ; il y a un risque à les ignorées ou les rejetées. Un engagement interconfessionnel qui s'auto-sélectionne, c'est-à-dire qui n'attire que ceux qui sont les plus ouverts, méconnaît la raison d'être du dialogue interconfessionnel. Comme l'a dit sans ambages le théologien luthérien Carl Braaten [25] : "Pourquoi le dialogue interreligieux ne devrait-il inviter que les représentants progressistes des religions qui ne peuvent qu'être une minorité de libéraux peu supportés par leur base ?".
Beaucoup sont d'accord pour dire que le dialogue interreligieux est évidemment une bonne chose, mais la mesure de ses succès pose des problèmes aigus. "L'absence d'objectifs clairement définis et tangibles, comme l'ont écrit les spécialistes des religions John Fahy[26] et Jan-Jonathan Bock[27], rend les initiatives [interconfessionnelles] difficiles, voire impossibles à évaluer." Comme le note Katherine Marshall, "le travail d'évaluation a généralement été limité à des aspects restreintes ou à des événements spécifiques. Il est de plus en plus reconnu que des mesures d'évaluation plus rigoureuses et, surtout, des objectifs plus clairs sont nécessaires." Sinon, on aboutit à un "flou général" en ce qui concerne les "résultats tangibles" - les simples "idées d'aimables idéalistes", comme l'a dit un critique de la première conférence du Congrès mondial des religions de Grande-Bretagne en 1936.
On pourrait mentionner d'autres critiques encore, mais ce qui précède donne une idée générale des objections et des doutes les plus vifs auxquels le dialogue interconfessionnel s'est heurté ces dernières années. Bien sûr, en tant que mouvement jeune et en pleine croissance, il a du temps devant lui pour le progrès et l'amélioration, dans la collecte de connaissances et la réalisation d'actions plus réfléchies. Comme dans tous les mouvements, il faut s'attendre à des divergences d'opinion, ainsi qu'à un certain nombre d'impasses sur la voie à suivre. Pourtant, l'ampleur et la portée de l'activité interconfessionnelle actuelle n'ont pas de précédent dans l'histoire de l'humanité. Elle représente une nouvelle dimension de la religiosité humaine.
Quel que soit l'avenir, on peut prédire sans risque de se tromper qu'il ne sera pas totalement laïc, comme l'ont prédit divers prophètes de la modernité. En effet, comme l'a écrit le rabbin britannique Jonathan Sacks[28], récemment décédé : "Une grande responsabilité incombe désormais aux communautés religieuses du monde entier. Contre toute attente, elles ont émergé au vingt-et-unième siècle comme des forces clés à l'ère de la mondialisation". Dans la mesure où le dialogue interconfessionnel peut relever les défis et tirer les leçons des critiques tout en continuant à rapprocher les différentes communautés religieuses, il peut être une force contribuant à assumer cette lourde responsabilité.
Thomas Albert Howard est professeur de sciences humaines et titulaire de la chaire Duesenberg d'éthique à l'université de Valparaiso au Chili. Cet essai est adapté de son nouveau livre, « Les fois des autres : une histoire du dialogue interreligieux » -The Faiths of Others : A History of Interreligious Dialogue (Yale University Press).
Texte publié par Commonweal [29]
https://international.la-croix.com/news/world/enough-bromides/14332
[1] Martin Buber (1878-1965) est un philosophe israélo-autrichien.
[2] Abraham Joshua Heschel (1907 -1972) est un rabbin, théologien et penseur juif américain
[3] Ruth Illman est une philosophe et théologienne juive
[4] Brigham Young est l’université principale de l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, Provo, Utah, USA
[5] Les heures monastiques
[6] Francis Clooney est membre de l’Eglise des Saints des Derniers Jours
[7] Université de Harvard, Cambridge, Massachusetts, faculté de théologie
[8] Moïse Maïmonide est un rabbin séfarade du XIIᵉ siècle
[9] Douglas Johnston est membre du Centre international pour la religion et la diplomatie
[10] Cynthia Sampson est attaché à l’Institut pour la Paix, Université Mennonite, Harrisonburg, Virginie
[11] Katherine Marshall est professeure au Centre religieux pour la Paix et le Monde, Université Georgetown (sj), Washington, DC
[12] John Milbank est un théologien anglican, professeur de théologie, politique et éthique à l'université de Nottingham, UK
[13] Kusumita P. Pedersen appartient au Centre interreligieux, New-York, USA
[14] Muthuraj Swamy est rattaché au Centre pour la chrétienté universelle, Cambridge, UK
[15] Dont on a enlevé l’esprit
[16] Eboo Patel a été conseiller pour l’interreligieux du Président Obama
[17] Un processus créatif dans lequel des communautés venant de mondes différents vont pouvoir identifier une action possible dans chacun de leur monde
[18] Rowan Douglas Williams est un théologien anglican de nationalité britannique
[19] Avery Dulles sj était un théologien américain
[20] William T. Cavanaugh est professeur de théologie à l'université DePaul de Chicago
[21] James Davison Hunter est un sociologue américain, professeur de religion, culture et sociologie à l’université de Virginie
[22] Robert Wuthnow est un sociologue des religions américain
[23] Marion H. Larson est professeure à l’université Bethel de St Paul, Minnesota, USA
[24] idem
[25] Carl Braaten est un pasteur et théologien luthérien américain
[26] John Fahy enseigne à l’université jésuite de Georgetown, Washington, DC
[27] Jan-Jonathan Bock enseigne à l’université de Cambridge, UK
[28] Jonathan Sacks est un célèbre rabbin britannique engagé dans le dialogue interreligieux
[29] Important magazine catholique de New- York édité par des laïcs