"Un Dieu qui surprend" - Raniero La Valle

Exposé de Raniero La Valle le 25/8/17 lors du Congrès : "Comment donner un avenir au tournant prophétique du pape François.

 

« UN DIEU QUI SURPREND »[1]


Cinq thèses ; une conclusion et une note finale plus dramatique.

Le texte qui suit est l'exposé fait par Raniero La Valle[2] le 25 août 2017 à Assise dans le cadre du Congrès ayant pour thème : "Comment donner un avenir au tournant prophétique " du pape François."


1) - La nouveauté de pape François.

Le Dieu qui surprend, c'est le Dieu annoncé par le pape François. Même mercredi dernier dans sa catéchèse le pape a parlé du Dieu qui crée de la nouveauté, parce qu'il est le Dieu des surprises. Certes, ce Dieu n'est pas le seul Dieu en circulation. Il y a le Dieu prêché ..."par inertie" par toute l’Église, le Dieu prêché dans l’Église italienne. Mais ce n'est pas un Dieu qui surprend, il ne suscite pas l'étonnement, c'est le Dieu qui "gît" dans le catéchisme, qui depuis longtemps ne réveille plus personne.


Ensuite il y a le stéréotype du Dieu démiurge, "todopoderoso"[3], qui s'est déposé dans la culture commune, partagé aussi bien par celui qui l'affirme que par celui qui le nie ou l'ignore.
 

Le Dieu qui fait irruption dans l’Église de François est différent. Dans un monde blessé et exposé aux pires surprises, personne ne pensait qu'il pouvait y avoir une surprise de la part de Dieu. Ou au moins, on ne le pensait plus, depuis qu'on avait mis le Concile au silence. C'est pour cela que l’Église était devenue si sombre et que la foi était en train de s'en aller comme l'eau d'une source tarie. Mais voilà que depuis quatre ans est apparu un Dieu qui surprend. Pour le monde ce fut une lueur soudaine, une nouveauté extraordinaire ; pour les archéologues du sacré ce fut au contraire une surprise désagréable, un accident imprévu, une entorse aux règlements. C'est pourquoi les plus papistes que le pape sont devenus, justement eux, anti-papistes.
 

Ceci explique la solitude institutionnelle de pape François et la hargne avec laquelle on lui fait la guerre ; et c'est pour cela, - car nous voudrions être à ses côtés - que nous nous sommes rassemblés ici à Assise.

 

2) - Ce n'est pas la première fois d'un Dieu qui surprend.

Ce n'est pas la première fois que Dieu nous surprend, qu'il y a l'impact avec un Dieu tel qu'il n'avait pas été pensé auparavant. Donc avant tout nous devons faire un effort de mémoire, pour ne pas oublier qu'il y a une histoire derrière nous.
 

Donc au commencement il y a un Dieu qui surprend l'Adam dans l'acte même de le créer, en lui mettant à côté la femme, " après que Lui l'avait rêvée", comme dit François, et en les faisant tous les deux à son image, c'est à dire en leur donnant le don de la liberté, la responsabilité du choix entre le bien et le mal.


Ensuite il y a le Dieu qui surprend Noé, en le sauvant avec ses fils et tous les animaux, du plus petit au plus grand, mais en sauvant aussi la terre qui jamais plus, par la force de son alliance, comme promis, ne sera plus dévastée par le déluge, c'est à dire ne sera détruite, mais sur laquelle " il sera demandé à l'homme des comptes du sang de l'homme». 

                                                                                                                                                                              

Puis il y a Dieu qui surprend Abraham en lui promettant un fils et un peuple ; mais ensuite Il sauve sa promesse même, en mettant en pièces l'idéologie sacrificielle d'Abraham et en lui enlevant des mains son fils déjà préparé pour être sacrifié en holocauste sur le Mont Moria.                                                                                                                                           

Puis il y a Dieu qui surprend Moïse en lui faisant porter son peuple pieds secs hors d’Égypte et en marchant avec lui pendant 40 ans dans le désert ; certainement  la pâque a été une belle surprise, qu'on ne rappelle pas par hasard au cours des siècles...


Puis il y a Dieu qui surprend Jonas en se repentant du mal qu'il avait fait annoncer à Ninive, et d' un coup de théâtre dément sa prophétie en sauvant la grande ville étrangère avec ses 120.000 habitants et une grande quantité d'animaux.


Puis il y a Jésus qui surprend tout le monde dans la Synagogue de Nazareth, quand il démonte la prophétie d'Isaïe : en effet il confirme la prophétie de la miséricorde et de la grâce, mais il passe sous silence et laisse de côté la prophétie "du jour de vengeance de Dieu qui aurait dû venir réjouir les affligés de Sion ". Et les juifs nazaréens en sont tellement surpris et indignés qu'ils voulaient déjà alors le faire mourir.

Puis il y a Jésus qui surprend la samaritaine au puits de Jacob, en se faisant reconnaître comme Messie et en lui disant " qu'un temps vient, et c'est celui-ci, où l'on n'adorera pas dans les sanctuaires ou à Jérusalem, mais vous adorerez le Père en esprit et vérité",


 

 Et puis il y a Dieu qui se révèle à l’Église primitive, qui dans l'hymne de la lettre aux Philippiens chante la plus incroyable des surprises, que " le Christ Jésus, bien qu'étant dans la forme de Dieu, n'a pas gardé pour Lui comme une proie le fait d'être comme Dieu,  mais Il s'est dépouillé lui-même en prenant la condition d'esclave et en se faisant reconnaître comme homme,  jusqu'à la mort et à la mort en croix " .


Donc il s'agit là d’un Dieu qui nous fait passer de surprise en surprise ; et à bien regarder, à chacune de ces surprises correspond le commencement d'une nouvelle phase de l'histoire du Salut. Dieu change et le monde change, Dieu apparaît dans l'histoire comme jamais Il n'était apparu ou n’avait été compris auparavant, et l'histoire des hommes change.
 

3) Le Dieu "inédit"

Comment cela peut-il arriver, si Dieu est toujours le même et en Lui il n'y a pas ombre de variation (Jc.1,17) ? Cela arrive parce que la connaissance de Dieu est inépuisable, et il y a toujours un Dieu "inédit», qui attend d'être "publié". Il y a toujours de nouvelles " éditions" du Dieu unique, et à mesure que le Dieu " inédit" devient "édité" les hommes progressent dans le face à face avec Lui. D'édition en édition, ce n'est pas Dieu qui change mais, comme disait pape Jean au sujet de l’Évangile, c'est nous qui commençons à mieux le comprendre. Dieu croît avec la croissance de la Parole qui Le dit, mais en réalité ce qui croît, ce qui change, c'est notre perception de Dieu, notre capacité d'accueillir son offre de vie. Nouvelle est "l'édition" où, d'un temps à l'autre, Il est connu, représenté, annoncé et reçu (=réception) dans l'humanité et dans l’Église. Et c'est pour cela que, non seulement comme métaphore, on peut parler d'un dieu qui surprend, d'une nouvelle annonce ou d'une nouvelle découverte de Dieu. D'ailleurs, c'était justement cela la tâche que le pape Jean avait assignée au Concile,  que nous avons au contraire interprété comme un Concile de réforme de l’Église. La tâche était d'examiner et d'énoncer le «trésor de la foi» de la manière que nos temps exigent (ea ratio quam  tempora postulant nostra ) ; et c'est là, la même raison d'être du pontificat de François.

‌On peut cependant objecter (et pour cela les docteurs de la loi et les scribes sont aujourd'hui sur le pied de guerre), que le cycle des "éditions" est terminé, parce qu'il y a eu désormais " l'édition "définitive de Dieu qui est celle " publiée" par Jésus. Et cela est absolument vrai, ici se situe toute notre foi ; ici, depuis le prologue de l'évangile de Jean et en suivant, se situe tout le Christianisme ; c'est son Fils Unique qui a fait voir le Père, l'a fait connaître, l'a "édité", en a fait "l'exégèse" . Cependant la vérité est ce qu'a dit un grand journaliste, Mario Missiroli, qui fut directeur du Messaggero et du Corriere della Sera, dans une sentence devenue courante : " Il n'y a rien de plus inédit que ce qui a été édité" . Ainsi, même le Dieu publié par Jésus, deux-mille ans après, reste encore en grande partie inédit. Et il l'est depuis alors, tant il est vrai que Jean, en conclusion des Évangiles, dit que si l'on mettait par écrit toutes les choses manifestées par Jésus, le monde entier ne suffirait pas à contenir les livres qu'on devrait écrire.

Si cela était vrai au début, ce fut de même par la suite ; ou mieux on doit dire que, une fois terminée l'éclatante saison des quatre premiers grands Conciles, l’Église est passée par une réception tourmentée du Dieu de Jésus, depuis le Moyen-âge jusqu'au 2ème millénaire. Et non seulement pour tout ce qui sur Dieu était resté inédit, mais aussi parce que " l'édité" a été peu à peu chargé et recouvert de gloses qui n'ont pas toujours contribué à rendre l'original plus intelligible et profitable. Ainsi à un certain moment un christianisme passionné supplia qu'on n'ajoute pas des gloses aux gloses, mais qu'on reprenne en main le texte édité débarrassé des gloses - sine glossa- comme disait saint François. Et c'est justement à partir de ce retour au texte originel transmis par Jésus que "l'inédit" émerge, et que de nouveau fera irruption dans le monde le Dieu de la surprise, le Dieu qui étonne. A mon avis c'est cela qu'est en train de faire pape François, c'est là la vraie réforme et le charisme de son pontificat ; telle est la portée de son choix stratégique de sortir du palais et de vivre à Santa Marta pour ouvrir chaque jour l’Évangile, remettre en lumière le Dieu qui avait été obscurci, en publier une édition non censurée par les scribes et la transmettre à tout le peuple.

Mais si c'est cela qui est en train d'arriver, il est légitime de lire le temps du tournant épocal que nous vivons comme le commencement d'une nouvelle phase de l'histoire du salut. D'ailleurs même le langage courant dit que nous sommes aujourd'hui non pas tant à une époque de changements, mais bien à un changement d'époque. Cependant il n'est pas question de rester là à regarder mais, comme disait le Père Balducci, de "forcer l'aurore à se lever ", car l'avènement de ce temps nouveau est une question de vie ou de mort. En effet le monde ne peut pas continuer ainsi. Il suffit de voir le cimetière de la Méditerranée désormais tenu à vue par des navires et des hommes armés, pour comprendre à quel point nous nous trouvons. Et cela arrive parce que la prophétie du P. Balducci ne s'est pas réalisée, ou pas encore réalisée. La prophétie - ou l'Espérance - était qu'à prendre en main ce passage d'époque, ce serait un homme nouveau, l'homme planétaire, un homme "inédit», comme l'appelait le scolope[4] florentin. Cette espérance ne s'est pas réalisée ; au contraire l'homme déjà édité, que nous connaissions bien, est en train de précipiter derechef dans l'obscurantisme, dans la guerre, dans les formes de discrimination et d'oppression du passé. Les idéologies sont finies ou ont été tuées, mais la politique est morte et l'Esprit est en exil.

 

‌4) - L'édition que notre temps demande.

Pourquoi l'homme inédit n'est-il pas apparu ? Parce que, auparavant, le Dieu inédit devait se manifester. L'homme est à l'image de Dieu ; il n'y a pas d’"homme nouveau" , il n'y a pas d’"homme inédit" s'il n'y a pas un Dieu ultérieurement compris, un Dieu à qui ressembler de nouveau, un Dieu qui surprend.

Mais de quelle édition de Dieu avons-nous besoin aujourd'hui ? Toute édition de Dieu correspond en effet à une exigence nouvelle, à une demande pressante qui jaillit du cœur de l'humanité blessée, à un moment donné de son histoire. Par exemple, en ce cinq-centième anniversaire de la réforme, nous avons pu revisiter les poussées qui ont donné naissance à l'initiative de Luther. Nous en avons parlé aussi dans un colloque avec les protestants ces derniers jours à Camaldoli. Nous nous sommes rendu compte de combien les exigences et les problèmes ont changé aujourd'hui, au point que nous avons même du mal à comprendre le pourquoi de cet affrontement si dur sur la doctrine de la justification, surgie d'une obsession anti-pélagienne et d'une lecture radicale d'Augustin et de Paul. Cette édition luthérienne de Dieu répondait en effet au tourment de la chrétienté de ce temps-là qui, une fois affirmé que hors de l’Église il n'y a pas de salut, était angoissée par le problème de qui (et comment) pouvait se sauver, au moyen de quelles œuvres, ou bien grâce à quel caprice de Dieu. Et la leur aussi était une question de vie ou de mort, et même de mort éternelle.
Aujourd'hui la sensibilité a du tout au tout changé, et comme l'a écrit récemment le pape émérite Benoît XVI, les gens ne pensent nullement à être justifiés par Dieu, mais ils pensent plutôt que c'est Dieu qui doit se justifier pour tout le mal qu'il permet sur la terre. En effet la question d'aujourd'hui n'est pas celle formulée en son temps par Heidegger, mais distraitement laissée tomber, si Dieu seul peut nous sauver ; la question douloureuse d'aujourd'hui est si nous pouvons nous sauver, alors que nous n'avons pas de réponses au gémissement de ce monde que nous avons nous-mêmes défiguré, alors que nous n'avons ni projet ni courage pour arrêter la course au suicide entreprise par les chefs des peuples.

Et c'est précisément dans ce trou noir existentiel et politique que fait irruption la surprise du Dieu de la miséricorde. Ce n'est pas que Dieu soit devenu miséricordieux aujourd'hui, mais trop d'ombres en couvraient le visage. Et voici que ce Dieu resté inédit pour beaucoup d'hommes, est à présent publié, alors qu'on préfère garder dans le tiroir le « Rex tremendae majestatis » chanté dans le "Dies irae», on essaie de mettre une sourdine au Dieu de la vengeance invoqué par Isaïe, on estompe le Juge sans appel des enfers dantesques et des damnés de la Sixtine. Et cela parce que, comme l'a écrit pape François dans la bulle d'indiction de l'année de la miséricorde, "Misericordiae vultus", un Dieu qui s'arrêterait à la justice ne serait même pas un Dieu. Ou bien, par rapport à ce Dieu, nous sommes des athées. A la manière d'Ernst Bloch qui répondit à Jurgen Moltmann lui demandant perplexe après une conférence ; "M. Bloch , vous êtes athée , n'est-ce pas ?"  Et Bloch lui répondit ; " je suis athée par amour de Dieu ".

Le Dieu édité par pape François est un Dieu qui "primerea", qui est toujours premier dans l'amour, c'est un Dieu qui pardonne toujours ; c'est un Dieu qui prend la place de l'homme (Paul) en prenant sur lui son péché et sa croix ; c'est un Dieu qui ne choisit pas entre élus et non-élus, mais qui élit tous les hommes au-delà de toute religion et culture, il ne se tient pas derrière la porte du sanctuaire surveillée par le portier, mais sort pour être rencontré en esprit et vérité ; il n'est pas le Dieu de la casuistique, mais de la vérité, non pas de l'équation d'une pesée égale mais du don sans marchandage, non le Dieu de la guerre - qui, comme dit François, n'existe pas-  mais le Dieu de la paix, un Dieu non-violent, un Dieu qui n'est pas avec la ville étincelante mais avec le clochard qui meurt rue Ottaviano ; il ne se tient pas dans les navires - vedettes qui saisissent la proie mais dans les embarcations qui chavirent et les bateaux des ONG qui, contre les règlements, courent les sauver.

 

‌5) - Il est le Dieu annoncé par François, mais il n'est pas le Dieu de François.


Nous disons que celui-ci est le Dieu surprenant prêché par François. Mais ce n'est pas le Dieu de François, c'est le Dieu de l'édition extraordinaire du XXe siècle. Cette lecture de Dieu a grandi dans le temps avec la croissance de la foi du peuple de Dieu, et a fait irruption après la grande tragédie des totalitarismes, de la guerre mondiale, de la Shoah, de la bombe atomique. Le pape François lui-même ne pourrait aujourd'hui la publier si cette nouvelle édition de Dieu n'avait été préparée dans une Église passée elle aussi à travers la grande tribulation de la modernité, de l'apostasie des masses, et de l'angoisse pour son agonie, exprimée dans la lettre du cardinal Suhard, traduite pour l'Italie par la Corsia dei Servi et par Mgr Montini.

 

Cette nouvelle figure de Dieu est ensuite venue à la lumière avec le Concile Vatican II,  avec lequel pape François fait corps, si bien que le Concile et son pontificat doivent être vus non pas comme deux événements à 50 ans de distance l'un de l'autre, mais comme un unique événement. Le parcours va depuis "Gaudet Mater Ecclesia" à  "Evangelii Gaudium", depuis  "Lumen Christi, Lumen Gentium" à "Misericordiae vultus", et la date symbole qui les unit, c'est le 8 décembre, fin du Concile et début de l'année de la miséricorde.


Ainsi le Dieu inédit de pape François n'est pas un Dieu hors du temps, importé à Saint Pierre depuis le bout du monde, comme un voyage à rebours des caravelles de C. Colomb. Et François n'est pas un pape excentrique, apatride ; c'est un pape "romanissime". Le Dieu qu'il annonce est un Dieu bien planté dans la tradition, et passé à travers tous les" tamis" de l’Église romaine. Cela veut dire qu'elle ne manque pas d'imprimatur, cette nouvelle édition de Dieu ...

 

Commençons par " Pacem in terris". C'est là qu'a été "mis à l'heure" (aggior nato) le magistère des papes du 19e siècle, qui avaient opposé une interdiction divine à la liberté politique et à la liberté de conscience, définies comme "un délire". C'est dans l'encyclique du Pape Jean que la liberté devient la dignité même de l'homme et qu'elle ne peut être forcée (coartata ) au nom de la vérité. Contre toute censure demandée au pape par les réviseurs, vérité, liberté, justice et charité ne sont pas mises dans l'encyclique en ordre hiérarchique mais sur le même plan comme maîtresses et guides pour conduire les hommes à la paix. Ainsi Dieu est le Dieu de la liberté et non le Dieu ni de Constantin ni de Théodose ni des soi-disant princes ou partis chrétiens.
 

Puis est venu le Concile qui, à l'exemple de Jésus qui dans la synagogue de Nazareth a passé sous silence une vengeance de Dieu pour le péché de l'homme, n'a pas parlé d'un homme déchu, privé des dons divins et condamné au travail comme punition et aux accouchements dans la douleur. Dieu selon le Concile est le Dieu de l'élection, qui ne se repent pas d'avoir choisi tous les hommes comme ses enfants, ne les a pas abandonnés après la chute et n'a chassé personne du jardin. Et il n'a pas non plus laissé l'homme à la merci de lui-même, comme disait une mauvaise traduction du Siracide, mais " il l'a mis dans la main de son propre conseil", comme dit la Gaudium et Spes au No 17, en faisant une meilleure traduction de ce passage biblique.

 

‌Et ensuite il y a eu le tournant œcuménique du Concile, pour lequel les autres Églises sont des vraies Églises, les semences du Verbe sont répandues partout, et "sans le moindre doute l'Esprit Saint agissait dans le monde avant même que le Christ ne fût glorifié", comme le dit le décret Ad Gentes, n. 4.
Puis il y eut Albino Luciani, qui a été pape juste le temps de dire que Dieu est Père mais aussi Mère, c'est à dire figure de toute relation d'amour vrai entre les hommes. "Dieu est un baiser", comme disait le Père Benedetto Calati.


Puis il y eut Benoît XVI avec la Commission Théologique Internationale qui a dit que même les enfants morts sans baptême sont sauvés. Ainsi les Limbes ont pris fin, et Dieu n'est plus pensable comme celui qui tient au bain-marie les enfants pour toute l'éternité parce qu' il n'y a eu personne qui ait trouvé l'eau pour les baptiser, comme disait saint Thomas, et seulement ainsi les faire entrer dans l’Église comme par une porte. Et si Dieu aime et accueille les enfants non entrés dans l’Église, il est plausible qu'il le fasse aussi avec les adultes, si bien que l’Église n'est plus représentable comme la maison de Raab hors de laquelle on est voué à l'extermination.
Toujours Benoît XVI , qui a reconnu une discontinuité de l’Église dans son rapport avec la modernité, et a abandonné une lecture historique du mythe du péché originel et après, en tant que pape émérite, a reconnu l'évolution du dogme et répudiée comme "totalement erronée" la doctrine anselmienne de la réparation due au Père par le Fils sur la croix, alors que sur la croix il y avait le Père non moins que le Fils ; si bien que le théologien ancien - pape a donné congé, avec sa fondation, à tout l'échafaudage de l'idéologie sacrificielle qui a sévi pendant des siècles contre le christianisme de la miséricorde.                                                                                                                                                                                                                                    
Enfin il y eut la Commission Théologique Internationale qui a grandement surpris par ses argumentations sur le Dieu non-violent ; elle a expliqué, avec la signature du cardinal Muller, que même dans la Bible il y a des méprises sur Dieu, si bien qu'une lecture fondamentaliste de la Bible est un suicide de la pensée ; et dans l'abandon irréversible par le christianisme des ambiguïtés de la violence, il a reconnu le trait distinctif d'un tournant épocal, la grâce d'un discernement qui inaugure une nouvelle phase de l'histoire du salut et une opportunité réelle d'un réexamen de l'idée même de religion.


Et c'est tout cela qui a conflué dans le Dieu inédit annoncé par François, dont le magistère a par conséquent un très haut contenu doctrinal ; et il est étonnant que la portée doctrinale de la réforme mise en chantier par pape François - très présente chez ceux qui accusent le pape d’hérésie - ne soit pas au contraire reconnue et comprise par beaucoup de ceux qui se disent favorables à pape François.

 

‌6) - Comment donner un avenir au tournant prophétique de François.


Que faire maintenant pour donner un avenir au virage prophétique de François ? Je m'arrête uniquement sur trois propositions concrètes.

I.  Alors que l'ancien pape Benoît admet que dans le catéchisme de l’Église catholique il y a des choses désormais dépassées, comme la doctrine erronée de la réparation, don Carlo Molari a écrit , dans sa contribution à ce congrès, que le catéchisme devrait être changé pour le faire correspondre à la nouvelle perspective évolutive .
Donc il y a dans l’Église d'aujourd'hui un grand problème qui est le catéchisme. Mais moi, je ne crois pas que la nouvelle proposition doit être celle de le changer ; c'est trop dangereux ; je pense plutôt que c'est le moment de remettre les catéchismes sur les étagères, car les éditions ultérieures des catéchismes ne pourront jamais saisir le vent qui souffle depuis les éditions successives de Dieu. Après le Concile, avec Dossetti et Alberigo de Bologne, en accueillant les avis du monde entier, nous avons réussi à éviter que l’Église se donne une " Lex Ecclesiae Fundamentalis ", qui aurait été une sorte de Constitution ecclésiastique à la place de l’Évangile. Cependant personne n'évita qu'on publie un nouveau catéchisme de l’Église catholique, et dans ce cas aussi il s'agit de remettre l’Évangile à sa place.


II. La deuxième chose à faire à mon avis est de remettre en chantier les livres liturgiques. Si la lex orandi est aussi la lex credendi, aujourd'hui cet équilibre doit être reconstruit, non seulement parce qu’il y a des lectures et des oraisons qui, n'étant pas interprétées « critiquement » par le peuple au moment même où elles sont proclamées, sont un suicide de la foi ; mais aussi parce qu'il faut repenser toute la structure qui privilégie une signification sacrificielle et expiatoire de la liturgie et de la vie.


III. La troisième chose à faire concerne non seulement l'avenir de l’Église mais l'avenir de l'homme ; mais cela est une affaire tellement grande qu'on ne peut la traiter en quelques mots. C'est la question des migrants et de l'unité humaine.
La discussion est ouverte. Il ne s'agit pas seulement d'enfreindre les règles pour secourir les migrants, ce qui pour le chrétien n'est pas que l'exercice d'un droit, mais un devoir. Il s'agit de changer les règles, et d'affirmer et de reconnaître le droit humain universel d'émigrer, de vivre dans le lieu où chacun puisse non seulement sauver sa vie, la "vie nue" , mais encore plus, réaliser sa propre humanité.
En jugeant l'interdiction que l'Europe, et désormais l'Italie aussi, opposent au peuple des migrants, nous, dans le site "Église de tous, Église des pauvres» (Chiesa di tutti Chiesa dei poveri), nous avons prononcé la parole grave : "génocide ". La raison est que celui des migrants, c'est un peuple, de beaucoup de nations, identifié par la commune tragédie de fuir la guerre, la violence, la faim, la sécheresse, l'exploitation coloniale, la misère endémique supervisée par la Banque mondiale. Faire en sorte qu'ils ne viennent pas  chez  nous, les arrêter sur les radeaux et sur les bateaux avant qu'ils n'arrivent, en empêcher le débarquement par les armes et les "codes" ministériels, les renvoyer vers des terres de captivité qui ne sont pas leur patrie, s'inventer l'alibi de les aider chez eux, c'est à dire de rester à mourir dans leurs enfers, c'est un génocide.

                                                                                                                                                                                      
Le génocide, il vaut mieux le condamner avant plutôt que de le commémorer ou le nier après. Si en même temps que le Dieu de miséricorde la miséricorde rentre dans le monde, ce génocide nous pouvons l'éviter ; alors les peuples se mélangeront, et deviendront une seule humanité : voilà pourquoi les réformes devront se faire, l'argent ne pourra plus être seul à commander, le droit reprendra sa primauté sur l'économie et sur le pouvoir, et plus rien ne sera comme avant. Ainsi le temps nouveau pourra advenir et être tel.

Raniero La Valle

Assise le 25 août 2017

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POSTILLA[5]

FRANÇOIS, OSTIUM[6]  ou bien KATHEKON[7] ?



Si les choses vont ainsi, il est légitime de dire que le tournant prophétique du pontificat "franciscain" peut être la brèche qui ouvre vers une nouvelle phase de l'histoire du salut, et donc de l'histoire du monde ; Il peut être cette porte par où  il serait possible  - tous ensemble, à commencer par les pauvres - d'entrer dans la nouvelle époque ; nous pourrions l'appeler, en rappel de l’Evangile,  la "porte des brebis, l'ostium ovium ".

Cependant ce discours peut apparaître trop gratifiant, et cette conclusion peut être critiquée comme trop optimiste et tomber sous l'avertissement adressé aux prophètes qui racontent leurs rêves (Jér. 23,27 ), qui prophétisent selon leurs désirs, qui disent "paix" et la paix n'est pas ( Ez. 13,10 ). Certes, j'aurais de la peine à me séparer de cette interprétation du pontificat de François, qui me le fait apparaître comme un pontificat messianique, qui annonce un temps nouveau, et un temps qui est le temps présent.

C'est l'hypothèse que j'ai tenue fermement, et qui a alimenté mon espérance jusqu’ici. Cependant moi-aussi j'ai peur que cela ne puisse être vrai, pas aujourd’hui. Alors j'oserai dire qu'il peut y avoir une deuxième interprétation du pontificat de François, même si elle est plus dramatique. La deuxième interprétation est qu'il représente plutôt une force freinante, la dernière défense avant la catastrophe, l'événement à surprise qui empêche que la catastrophe n’arrive. Il y a un passage messianique dans la seconde lettre aux Thessaloniciens où Paul dit qu'il y a en action un "mystère de l'anomia ", que Jérôme traduit par " misterium iniquitatis". Mais Paul parle précisément de mystère de l'anomia qui est en même temps absence de loi, destruction, apostasie. Eh bien, ce mystère de l'anomia  est retenu par une force qui s'y oppose, que Paul appelle Kathékon," celui qui retient". C’est cette force qui fait barrage au mystère de l'anomia , et qui retient ce que Paul appelle "l'anomos" : il s’agit de l'homme sans loi qui prétend se mettre à la place de Dieu, d'un pouvoir qui se fait un pouvoir de lui-même, coupé de toute loi, "legibus solutus, donc le pouvoir absolu ; quelqu'un l'a appelé l'antéchrist . Dans une lecture faite au présent, cette figure de l'anomos, du "sans loi " pourrait être identifiée dans le pouvoir global actuel, le pouvoir qui domine dans le système de la globalisation sauvage ; il est sans loi car aucune loi ne le prévoit, il agit à un niveau - le niveau international - où le droit n'oblige que les consentants et les pactes sont déchirés un après l'autre, depuis le protocole de Kyoto jusqu' au traité anti-missiles, au pacte pour instaurer deux états en Palestine, aux conventions sur la liberté des mers et sur le droit des réfugiés à un asile ; c'est un pouvoir qui gouverne en abrogeant les lois, en déréglant les rapports,    en garantissant immunité et sécurité uniquement à l'argent et en rendant la guerre comme seule arbitre .

‌Or, selon ce passage de la lettre de Paul, il devrait se dresser une force qui le retient, qui devrait l'empêcher de porter l'histoire à son effondrement, un" Kathékon", précisément. Mais quelle est cette force ? Selon Tertullien c'était l'Empire Romain, qui avec le Droit freinait les forces de la destruction. Selon Karl Schmitt, il s'agit d’une "force freinante capable de retenir la fin du monde ", ce qui selon lui avait été l'Empire chrétien, la chrétienté constantinienne. Aucun des deux n'avait raison, et aujourd'hui c'est cette même Eglise de François qui déclare close l'époque de la chrétienté, et décide d'en sortir. A la place ce pourrait être le pontificat de pape François le vrai point de résistance, la porte coupe-feu qui intercepte et retient les forces qui obéissent à la séduction de la fin. Avant que l'amour ne finisse, avant que la foi ne finisse, avant que ne défaille la sauvegarde de la création, le monde jouerait ainsi encore  sa carte en se fiant sur la miséricorde de Dieu. Tel pourrait être le sens de ce pontificat.


D'ailleurs on en a vu des signes évidents. Il était pape depuis peu, et depuis Lampedusa François retenait l'Italie et l'Europe du fait de laisser libre cours aux hécatombes en Méditerranée et les mettait en garde contre le génocide menaçant le peuple des migrants. Le pontificat venait de commencer, et avec une initiative inédite de prière globale François arrivait à arrêter la course vers la guerre contre la Syrie, qui aurait porté au paroxysme le désastre déjà réalisé au Moyen Orient. Enfin en refusant de reconnaître comme imputable à l'Islam l'extrémisme terroriste, il a "enlevé des fagots à l'incendie" et empêché que l'on précipite dans une guerre de religion, qui aurait été la guerre de la fin. Dans ce sens l'Eglise de Rome, en dialogue avec les autres religions et Eglises, s'est positionnée comme "force freinante" par rapport à la catastrophe annoncée, comme un Kathékon semblable à celui qu'a mentionné saint Paul. Et en exerçant cette action freinante, pape François a fait entrevoir les lignes de la nouvelle terre, que nous pouvons aujourd'hui préfigurer mais où nous ne pouvons pas encore entrer.

Voilà pourquoi le pontificat de François , tout en restant messianique en raison de ce regard porté sur le temps nouveau, pourrait se lire comme "Kathékonique", ou "agonique" en raison de la lutte engagée contre les forces de la destruction, pour sauver l'avenir historique de l'humanité aimée de Dieu.

Si ceci est vrai, et si saint Paul a raison, tout cela explique l'acharnement avec lequel pape François est combattu. Car le Kathékon doit être supprimé par les forces de destruction, qui se proposent d'aller au terme de leur propos. Par conséquent  la réforme de l'Eglise n'est pas uniquement pour une " Eglise en sortie" ; de façon inattendue, l'Eglise catholique devient le Kathékon qui, comme disait Karl Schmitt, "retient la fin du monde".

Mais si c'est là le rôle qui revient à l'Eglise romaine, il ne doit pas être subi comme une fatalité, comme un destin, mais il doit explicitement être pris en charge par une chrétienté consciente. Si le rôle historique est celui d'arrêter la fin, alors cela doit être pris en charge comme un devoir.  Dans ce cas, nous, que faisons-nous ?
                           
 

 

Raniero La Valle.

 

[1] Un grand merci à Domenico Zago, professeur émérite d’italien au lycée Michelet de Montauban qui a assuré la traduction de ce texte, répondant à la sollicitation des Prêtres Ouvriers  d’Occitanie. Ils sont ainsi heureux de faire profiter le plus grand nombre de ce texte exceptionnel ; les notes de bas de page ont été insérées  sous la responsabilité  de ces mêmes PO.

[2] Raniero la Valle : né en 1931, intellectuel italien, journaliste et ancien parlementaire de gauche. Il a suivi le Concile Vatican II pour le journal « l’Avvenire d’Italia ».

[3]  Tout-puissant

[4] Scolope : membre d’une congrégation religieuse : « les clercs réguliers des écoles pies »

[5] Postilla équivalent de Post-scriptum

[6] Ostium :Terme latin = porte ou passage

[7] Kathékon : expression grecque = contre pouvoir moral