Un catholicisme diasporique Réflexions sociologiques sur un propos théologique - Danièle Hervieu-Léger 2019
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Sur le même sujet :
http://www.ccb-l.com/medias/files/K. Rahner-le-chretien-dns-le-monde-moderne-1954.pdf
Un catholicisme diasporique
Réflexions sociologiques sur un propos théologique*[1]
par Danièle Hervieu-Léger, École des Hautes Études en Sciences Sociales
Il fallait un singulier courage théologique pour annoncer en 1954 — soit huit années avant l’ouverture du Concile Vatican Il -- que la survie de l’Église dans le monde d’aujourd’hui passait non seulement par l’abandon sans retour des derniers rêves d’une régie catholique de la société, mais également par le renoncement à toute forme de gestion « concordataire » des rapports entre l’État et l’Église fondée sur l’illusion que le ressortissant de l’un est aussi un fidèle de l’autre. Il fallait également une acuité sociologique hors du commun pour être capable de dessiner — derrière le modèle monarchique et monolithique d’une institution que les dernières années du pontificat de Pie XII tenaient gelée dans sa résistance acharnée à la modernité — les remaniements de la sociabilité catholique inévitablement induits par les logiques conjointes du pluralisme et de l’individualisation en train de s’imposer dans la culture et la société contemporaines.
Ce qui fait l’originalité de ce texte, c’est évidemment la manière dont il tient à distance les approches classiques, et même officielles à l’époque, des « ravages » sécularisateurs de la modernité. Mais c’est aussi la manière dont il laisse de côté le flot, encore plus abondant, des réflexions pastorales suscitées par l’observation empirique d’une érosion religieuse imputée à la mobilité sociale et géographique, à l’industrialisation et à l’urbanisation. Karl Rahner ne se demande pas comment l’Église peut « faire face » à la sécularité du monde moderne. Il se place — et c’est ce qui conserve à l’article une incroyable actualité, plus d’un demi-siècle après sa parution — dans la perspective d’une sécularisation achevée et définitivement accomplie. Celle-ci s’impose comme la condition actuelle de la présence du christianisme à un monde social autonome, qui produit lui-même l’orientation de sa propre historicité. L’Église ne peut y trouver sa place qu’en rompant avec l’illusion théologico-politique d’avoir à conformer ce monde à un modèle d’organisation unique et universellement valable, fondé sur des « principes chrétiens » posés une fois pour toutes. Elle doit, inséparablement, s’arracher au mythe romantique de la chrétienté à reconquérir, que la pensée traditionaliste a cultivé pour faire pièce à l’ordre nouveau issu de la Révolution, et dans lequel I’intransigeantisme catholique s’est englué. Mais autant qu’à une réorientation politique, c’est à une révolution théologique et spirituelle radicale que ce texte appelle, en posant que cette condition dans laquelle l’Église se trouve désormais placée doit être assumée, « non comme un sujet de jérémiades ou un combat », mais comme faisant sens du point de vue même de la geste du salut, et ceci jusque dans les tensions et contradictions qu’elle induit inévitablement pour les communautés chrétiennes.
L’objectif des lignes qui suivent n’est pas de décliner les implications ecclésiologiques et pastorales du déplacement de perspective que cette proposition introduit dans la manière de penser le rapport de l’Église au monde moderne : d’autres auteurs s’y appliqueront ici-même. Il est d’évaluer la portée proprement sociologique de cette forme « diasporique » que K. Rahner présente comme la modalité obligée d’une communalisation catholique répondant à sa situation minoritaire dans le monde tel qu’il est.
Quel « ailleurs » ?
La première question qui se pose est celle de la nature exacte, et surtout celle du caractère inédit de cette condition minoritaire et diasporique qui, selon Rahner, s’impose à l’Église aujourd’hui. Celle-ci, sur toute la durée de son parcours missionnaire à l’échelle de la planète, a connu cette situation en implantant de petits noyaux chrétiens dans des pays et des continents qui ne l’étaient pas. Plus récemment, les migrations issues de pays européens christianisés de longue date ont fait émerger dans les pays d’accueil une présence « diasporique » minoritaire du catholicisme romain : en témoigne abondamment l’histoire de l’émigration italienne, irlandaise, polonaise, ou latino-américaine aux États-Unis, avec l’implantation de ces « paroisses ethniques » où la culture d’un entre-soi catholique en terres protestantes a permis longtemps d’entretenir la mémoire, le style de sociabilité, la langue (et la cuisine !) du « vieux pays »[2]. En Europe même, et au sein de sociétés d’implantation où le catholicisme était majoritaire, la préservation de la culture catholique propre au pays d’origine a couramment fonctionné comme une « patrie portative » pour des populations immigrées, italiennes, polonaises ou portugaises, en France ou en Belgique par exemple. Dans une note adjointe à l’article, le traducteur souligne que le terme de « diaspora » est employé couramment en Allemagne pour caractériser les régions où les catholiques sont fortement minoritaires par rapport aux protestants (et inversement)[3]. La condition minoritaire et diasporique n’est donc pas inédite, sous diverses formes, dans l’histoire contemporaine des communautés catholiques.
Mais si K. Rahner associe bien cette notion à des contextes locaux de pluralisme religieux dans lesquels le catholicisme n’est pas en position dominante (y compris dans les pays d’Europe qu’on désignait couramment, en 1954, comme « pays de mission »), il lui confère un sens plus général, en faisant de la situation minoritaire un trait structurel de la situation contemporaine de l’Église dans un monde où, en aucun lieu — y compris dans les pays occidentaux les plus anciennement christianisés — celle-ci ne peut désormais prétendre constituer la matrice exclusive non seulement de la religion, mais de la culture. L’Église est vouée à la minorité, dans la mesure même où il n’existe plus, à l’échelle planétaire, aucun pays qui puisse être dit chrétien, ni espérer le devenir. Rahner fait même un pas de plus en suggérant que cette condition minoritaire, souvent considérée au sein de l’Église comme une conséquence catastrophique de la sécularité moderne, dit en réalité la vérité de l’institution en tous lieux et en tout temps, puisqu’il n’y a jamais eu de pays, même dans les cas où le catholicisme était religion exclusive de l’État, qui ait effectivement vécu sous la loi de l’Évangile.
La nouveauté de la situation présente n’est donc pas la condition minoritaire en tant que telle, qui est in fine la condition chrétienne elle-même dans un monde en attente du Royaume : c’est l’inscription visible de cette condition dans le rétrécissement du nombre de ceux qui s’affirment catholiques, non pas tant au regard de ceux qui se réclament d’une autre religion que de l’immense masse des individus qui ne revendiquent aucune affiliation religieuse. Dans les pays d’Europe occidentale caractérisés par le cours le plus avancé de cet amenuisement, le double processus de la laïcisation des institutions et de la sécularisation des mentalités contraint les communautés catholiques à prendre en charge directement, sans gémissements et sans résistances vaines, une condition devenue statistiquement minoritaire, mais qui est, en réalité, celle-là même dans laquelle la vie chrétienne, qui ne fournit — rappelle Rahner — aucune « maquette » à l’organisation du monde, doit être partout vécue. Cette remarque préalable situe l’enjeu de la proposition de K. Rahner : il ne s’agit pas de proposer l’horizon diasporique comme un ajustement fonctionnel des formes de la communalisation catholique aux données du monde contemporain ; il s’agit de restituer le sens théologal de toute communalisation chrétienne, qui est de rendre présent le message évangélique à la culture et à la vie sociale d’un temps, sans prétendre prescrire à celles-ci leurs orientations et leurs modes d’organisation, mais sans pour autant s’y diluer.
Cette position d’entre-deux, entre l’horizon d’une conquête impossible et le péril de l’assimilation pure et simple à la culture séculière dominante, justifie d’établir un rapprochement entre la situation du catholicisme contemporain, telle que la décrit Rahner, et celle des réalités socio-historiques que désigne la notion sociologique de « diaspora ». Celle-ci cible, au fil des époques, le destin de groupes — juifs et grecs, arméniens, chinois, irlandais ou italiens, ou encore turcs, palestiniens, kurdes, libanais, sénégalais, iraniens, syriens… — obligés à l’exil et à la dispersion par la persécution, la guerre ou la précarité économique extrême. Dispersés dans divers pays d’accueil, ces groupes ont en propre de se constituer en acteurs collectifs capables de relations avec des environnements culturels étrangers, et créent en même temps, entre leurs différentes implantations locales, un réseau de circulations et d’échanges[4]. La vie diasporique, dans tous les cas, s’établit dans une tension constante entre deux pôles : d’une part, celui de la mémoire d’une patrie d’origine que l’on ne cesse pas de mobiliser pour nourrir, sous des formes plus ou moins fictives, le rêve d’un « retour » ; d’autre part, celui d’une volonté d’insertion dans une société d’accueil dont on sait qu’elle définit désormais les conditions de la vie réelle du groupe.
Cette tension n’est, par définition, jamais stabilisée une fois pour toutes : la dynamique historique des diasporas est faite des variations d’équilibre entre la force respective de ces deux aspirations. Au principe de cette dynamique, il y a la succession des générations, dont le degré d’acculturation locale évolue en même temps que le rapport qu’elles entretiennent avec la mémoire d’origine. L’histoire des diasporas atteste en général le processus de renforcement identitaire qu’induit, dans un premier temps, la transplantation hors de la culture originaire : le traumatisme de la rupture favorise la magnification, voire la sacralisation, des récits de la vie vécue au vieux pays, transmis avec ferveur à la génération suivante. Cette intensité mémorielle, inséparable des tendances au repli communautaire caractéristique des premières générations diasporiques, tend à s’euphémiser en même temps que se mettent en place, entre le groupe et son environnement, les processus d’acclimatation réciproque qui assurent aux générations suivantes une participation de plus en plus ouverte à la vie de la société globale. Ces trajectoires d’acclimatation sont rarement séparées d’un affaissement, au moins relatif, des processus de la transmission intra-diasporique, laquelle ne tient souvent plus, au fil du temps, qu’à travers quelques repères symboliques ou pratiques plus ou moins fréquentés par les générations les plus jeunes : des fêtes, des célébrations mémorielles, des rituels familiaux, voire des musiques, ou des habitus alimentaires dont on sait la résistance particulière. L’édulcoration des identités diasporiques n’est cependant pas une loi générale et irréversible. Leur préservation dans la durée dépend également de la vigueur des relations, préservées ou pas, avec le pays d’origine, de la consistance — inégale selon les différentes configurations concernées — des rêves ou des projets de « retour », et de la densité des échanges et relations de solidarité qui existent au sein de réseaux diasporiques internationalisés. Par ailleurs, la dynamique des diasporas compte également avec les variations dans le temps des contextes d’intégration et éventuellement, avec les implications de transformations géopolitiques qui reconfigurent le rapport, mémoriel et pratique, à l’exil originaire. Les situations diasporiques se construisent ainsi, de façon mouvante selon les lieux et les temps, entre les deux points extrêmes où s’abolit la tension qui les constitue, entre le souvenir — effectif ou rêvé — du monde d’où l’on vient et les données concrètes du monde où l’on vit. Le premier de ces points est celui du renfermement dans un entre-soi que l’on veut rendre parfaitement étanche aux influences du dehors ; le second est celui de l’assimilation intégrale et sans retour au nouvel environnement culturel. Ghetto d’un côté, ou effacement pur et simple de l’autre : la condition diasporique implique une confrontation permanente du groupe avec ces deux limites qui bornent la dynamique d’hybridation culturelle à travers laquelle elle se réalise.
Il est assez clair, à l’évocation des configurations étudiées par l’histoire et la sociologie des diasporas, que la « condition diasporique que le catholicisme contemporain doit nécessairement endosser, selon Rahner, ne s’inscrit que de façon métaphorique dans cette dynamique typique. Ou plus précisément, elle ne s’y inscrit qu’à la condition de déplacer et de reformuler la question cruciale de l’« à ailleurs », qui en est le pivot. Du côté des diasporas historiques, nées de l’exil physique de communautés obligées de quitter un lieu pour s’établir dans un autre, cet « ailleurs » qui hante la mémoire collective est un ailleurs géographique. La fidélité diasporique préserve cette référence concrète même lorsque celle-ci, avec l’éloignement du temps, se charge, jusqu’au mythe, de multiples réinvestissements imaginaires. Un « catholicisme diasporique » ne saurait, en tout état de cause, construire en termes géographiques sa référence rêvée à tin « ailleurs ». Non que le catholicisme n’ait pas connu et ne connaisse encore, à travers le monde, des situations de persécution pouvant conduire des communautés à quitter, pour survivre, leurs pays d’origine. Mais si l’on admet que la réflexion de K. Rahner cible centralement les sociétés occidentales dans lesquelles la présence de l’institution et l’emprise culturelle du christianisme sont attestées depuis des siècles, il est clair que l’ailleurs de référence à partir duquel un catholicisme diasporique est susceptible de se construire ne peut être qu’un ailleurs diachronique, qui place la mémoire en tension entre un passé perdu et l’expérience présente de la condition minoritaire dans un monde qui a échappé à la tutelle de l’Église. Toute la question est alors de savoir quel est ce « passé » qui, en maintenant l’ancrage rêvé de la communauté diasporique dans un « ailleurs », va lui assurer sa consistance identitaire singulière et la prémunir de se dissoudre purement et simplement dans le cours nouveau de la culture qui s’impose à elle. S’il est capital d’éclaircir cette question, c’est que la réponse qui lui est apportée détermine également le sens qu’une Église en condition diasporique est susceptible de donner à sa présence et à son action dans le monde, en fonction du futur que ce passé rêvé l’invite à se représenter.
Le changement radical de perspective auquel K. Rahner invite l’Église dans cet article se noue très précisément autour de la construction de ce passé rêvé qui oriente de façon décisive à la fois la manière de se rapporter au monde présent et la manière de se représenter le « retour ». Au moment où le théologien allemand écrit, la résistance du catholicisme intransigeant aux idéaux de la modernité est loin d’avoir perdu son adossement au mythe tenace du « monde tout chrétien » des temps pré-modernes, miné par l’affirmation de l’autonomie politique et morale de l’individu sujet. Sans doute, dans une Europe où l’Église a dû abandonner l’idée d’une réversibilité possible, sous sa gouverne, du cours politique inauguré par la Révolution française, la grande fresque médiévale portée par la protestation romantique contre la sécheresse rationnelle du monde moderne ne s’ajuste plus aussi idéalement avec le refus contre-révolutionnaire et traditionaliste des libertés individuelles et démocratiques. Le programme théologico-politique de la reconquête, qui a traversé une bonne partie du XIXe siècle, a perdu toute plausibilité sur le terrain politique après les deux guerres mondiales. Cependant, sur le terrain religieux, à travers les problématiques de la mission, quelque chose subsiste encore du rêve d’une « chrétienté » en laquelle se serait incarné, dans un temps rendu caduc par la modernité, l’idéal d’une présence de l’Église étendue jusqu’aux extrémités de la Terre. Au milieu du XXe siècle, le programme militant de la reconquête des âmes n’avait pas encore perdu de vue le projet d’une « Église faisant retour au centre de la société ». La représentation englobante de la « civilisation paroissiale » du passé — dont les historiens et sociologues du catholicisme commençaient seulement, dans ces mêmes années, à démontrer l’inconsistance — servait couramment de support à la promesse des militants de l’Action catholique de « refaire chrétiens leurs frères ». Mais le propos de Karl Rahner prend à contre-pied toutes les versions – religieuses autant que politiques — du projet de faire revivre cet « ailleurs » passé : non seulement parce qu’il n’y a plus de « pays chrétiens » qui puissent imaginer le redevenir, mais parce qu’il n’y en a, en un sens, jamais eu, si on admet que l’encadrement ecclésial de la société n’a jamais coïncidé avec l’universalité d’un « christianisme vraiment vécu ». Ce n’est donc pas seulement par réalisme politique que la perspective de la conquête chrétienne du monde doit se défaire de toutes ses adhérences à un rêve théologico-politique de mise sous tutelle ecclésiale de la société. Ce n’est pas seulement la prise de conscience de l’inconsistance culturelle des représentations d’un monde passé entièrement modelé par l’Église qui doit conduire à la réévaluation des objectifs de la mission. Il s’agit de penser théologiquement la situation contemporaine du catholicisme comme une expression profondément adéquate de la condition chrétienne elle-même, en tant que celle-ci est structurellement diasporique : en tant, autrement dit qu’elle est celle d’un vécu ecclésial qui ne peut être, dans le monde, que vie en attente d’accomplissement. L'« ailleurs diachronique » de la diaspora catholique que dessine ainsi K. Rahner n’est pas « en arrière », du côté d’un passé qui n’a jamais existé ; il est « en avant », du côté d’un horizon eschatologique qui recule nécessairement toujours. On fera sans doute valoir, à juste titre, que cette lecture gomme peut-être trop vite les oscillations présentes dans l’article lui-même, entre tin registre d’analyse socio-historique qui insiste sur le rétrécissement numérique des communautés catholiques au regard de ce qu’elles furent dans le passé, et un registre théologique qui dénoue le lien couramment établi entre la présence majoritaire de l’institution dans la société et l’accomplissement de l’Église. Les deux approches — celle qui prend acte des données du présent (le fait minoritaire) et celle qui resitue cette situation dans le temps de l’attente — coexistent en effet bel et bien, mais c’est précisément parce qu’il les articule l’une à l’autre que K. Rahner peut parler de la condition diasporique comme d’une nécessité inhérente à l’histoire du Salut ». Cette articulation transforme le renoncement politique qu’impose à l’Église sa condition désormais objectivement minoritaire en opportunité utopique : aucune communauté diasporique ne peut rêver conquérir la société d’accueil où elle a trouvé refuge, mais elle s’emploie – autant qu’elle le peut – à y maintenir la présence et le signe d’une altérité non soluble dans la culture dominante. Dans la perspective du théologien, la condition diasporique du christianisme contemporain le renvoie, dans la même logique, à l’exigence de se faire, dans les conditions du monde pluraliste où il est désormais implanté, présence et signe du Royaume. La vie diasporique ainsi entendue n’est donc pas consentement passif à la situation minoritaire : K. Rahner la décrit comme une prise de risque dont l’issue n’est pas gagnée d’avance : « ne persévère à la longue en Diaspora – note-t-il en toute fin d’article – que celui qui croit vraiment à la vie éternelle et aux promesses de Dieu »[5].
Le mirage du ghetto
Le sens de cette vie doit en effet être reconquis en permanence contre les facilités de l’assimilation, mais surtout, et plus immédiatement, contre les sirènes de la nostalgie, qui continuent, contre toute évidence sociale et culturelle, de faire miroiter le rêve d’un monde resté tout chrétien ». L’un des intérêts de l’article, du point de vue sociologique, n’est pas seulement la manière dont K. Rahner livre, à travers la critique de la « tentation du ghetto » qui menace un catholicisme incapable d’affronter sa situation minoritaire, une analyse plutôt implacable de la scène chrétienne de son temps en général et du catholicisme allemand en particulier. C’est aussi ce qu’il dessine ainsi, en même temps, d’une impuissance structurelle de l’Église à penser sa vocation missionnaire universelle selon un autre registre que celui de la préservation et de l’extension de son emprise institutionnelle sur la société.
Du côté de la sociologie des diasporas, la référence au « ghetto » est couramment utilisée pour caractériser l’enfermement sur elles-mêmes de communautés confrontées à une culture allogène qu’elles perçoivent comme agressive et menaçante. Cette tendance au repli est particulièrement caractéristique, on l’a dit, des toutes premières générations diasporiques. Celles-ci préservent de cette façon le souvenir encore proche de la vie au pays, et elles consolident surtout, face aux difficultés de l’adaptation à une vie nouvelle, les liens de solidarité internes au groupe. Mais le renfermement communautaire peut perdurer ou réapparaître comme une stratégie de défense identitaire destinée à faire obstacle au « processus de sédentarisation dynamique »[6] caractéristique de la condition diasporique. Il s’agit alors de rendre le groupe aussi étanche que possible aux influences extérieures, pour le prémunir, en particulier, du péril majeur de l’exogamie. Il faut cependant rappeler que la plupart du temps dans l’histoire, la vie en ghetto a été la seule issue accordée à des groupes ostracisés, contraints de faire face au déni de leur égalité de droits et à la disqualification de leur culture propre dans la société d’accueil. Le renfermement n’est pas seulement une réaction défensive venue des communautés diasporiques. Il est aussi et inséparablement imposé de l’extérieur à des groupes réputés « inassimilables » par leur environnement social. Ce double mouvement de rejet ouvre la spirale de la séparation et de la stigmatisation qui rythme couramment la vie des diasporas, lorsque celles-ci n’entrent pas, ou pas encore, dans le processus d’acculturation mutuelle qui finit par assurer leur stabilisation et leur intégration relative au sein des sociétés d’accueil.
La constitution défensive d’un « catholicisme de ghetto », tel que l’évoque Rahner, est d’une nature complètement différente. Elle ne répond à aucun processus effectif d’exclusion ou même de marginalisation sociale. Les catholiques peuvent devenir « minoritaires » au regard du grand nombre de ceux qui, dans les sociétés occidentales, ne se réclament plus d’aucune religion. Mais nul ne leur dénie l’accès aux libertés civiles et politiques pas plus qu’on ne leur conteste la pérennisation de leurs pratiques. Et l’empreinte du christianisme – même si elle pâlit – demeure suffisamment présente dans la culture dominante pour que ces catholiques en minorité, qui sont des citoyens de plein droit, ne deviennent pas pour autant « étrangers » à la culture séculière qui les environne et qui s’est formée, pour partie au moins, dans le giron chrétien lui-même. L’inconfort subjectif ressenti par les fidèles d’une religion qui fut une majorité et qui cesse de l’être n’a pas grand-chose à voir avec l’épreuve d’exil culturel vécue par des communautés transplantées hors de leur terre d’origine et affrontées à l’hostilité plus ou moins larvée de la société d’accueil. Certes, ceux qui s’enferment dans le « ghetto catholique » que décrit Rahner défendent eux aussi une identité singulière, menacée, pensent-ils, par la contamination des idéaux modernes. Mais ils le font en niant purement et simplement l’évidence qu’un monde différent, pluraliste et séculier, peut exister et existe déjà en dehors d’eux. Ils protègent leur culture spécifique en récusant la consistance et l’authenticité de toute autre manière que la leur de se rapporter au monde. Cette posture collective de déni permet de cultiver l’illusion que « tout peut continuer comme avant », dans un monde dont on postule (en réinventant largement l’histoire) qu’il est, comme il l’a toujours été, un monde chrétien. Cette fiction préservée d’un recouvrement complet de la société civile et de la société chrétienne autorise l’Église à réclamer de l’État qu’il aligne sa normativité sur la sienne. Les prêtres, dans cette logique théologico-politique, sont des agents du pouvoir politique autant que des détenteurs de l’autorité religieuse, et ils participent directement, à ce double titre, à la pérennisation des structures de la domination sociale. Si l’évidence de la présence de non chrétiens au sein du corps social s’impose néanmoins, il revient à des « militants énergiques » de résorber cette anomalie, par un travail de propagande adéquat, dont on célébrera l’efficacité en exhibant ses résultats quantifiés. Le « ghetto » dont parle Rahner résulte donc du retranchement des catholiques dans l’illusion rassurante « qu’il n’y a — ou ne devrait y avoir — que des chrétiens » : fiction typique d’une « majorité rêvée » qui refuse de se soumettre à la réalité de sa condition devenue minoritaire. L’évocation du « bazar réactionnaire et petit bourgeois » qui meuble l’imaginaire de ce catholicisme installé dans la cité et qui croit pouvoir y demeurer sans partage cible, de façon transparente, l’establishment catholique allemand, et bavarois en particulier. Mais la portée sociologique du propos de K. Rahner porte plus loin. Elle interroge, plus généralement, la viabilité que conserve, dans un monde post-chrétien, la communalisation catholique de « type Église », sous la forme qu’elle a prise dans les sociétés occidentales précisément modelées par des siècles de présence chrétienne.
Ce n’est pas surinterpréter sociologiquement l’article de Rahner que de le relire à la lumière de la construction idéal-typique des formes de la communalisation chrétienne élaborée par Max Weber et approfondie par Ernst Troeltsch[7]. La référence aux deux classiques allemands de la sociologie des religions parcourt en effet le propos de Rahner, même s’il n’en donne aucune citation directe. Elle est lisible en particulier dans la manière dont il dessine, en contrepoint du régime extensif de la communalisation chrétienne que le « catholicisme de ghetto » continue d’invoquer contre toute évidence, l’émergence d’un « catholicisme de convertis » assumant sa condition minoritaire au milieu des non-chrétiens. Nous reviendrons plus loin sur ce dernier point, mais il convient, dans un premier temps, d’éclairer le questionnement — au moins implicite — que Rahner adresse à la communalisation de « type Église », à partir du moment où s’effondre la position religieusement et culturellement hégémonique que l’Église a héritée de l’histoire dans les sociétés occidentales.
Le trait principal du type « Église » est la visée d’extension — « jusqu’aux extrémités de la Terre » – dont il est porteur. Le lien communautaire qu’il instaure est tout entier ordonné au rassemblement de tous les habitants de la Terre sous le chef de l’institution ecclésiale. Ce programme justifie d’incorporer à la communauté des enfants en bas âge encore incapables de dire leur foi. Il justifie surtout d’instaurer, au sein de cette communauté, un régime de « double éthique » réservant la radicalité de l’exigence évangélique à des « virtuoses » séparés du monde, et ouvrant au plus grand nombre possible de fidèles une participation religieuse réduite à des règles d’observance cultuelle et au respect de normes morales compatibles avec la vie dans le monde, sous le contrôle d’un corps de clercs, détenteurs exclusifs du pouvoir religieux et spécialement formés à cette fin. Ce dispositif d’accommodement de la norme chrétienne permet à l’institution de nouer avec la société politique et avec la culture du monde les rapports étroits dont elle a besoin pour y développer son emprise. Laquelle doit donner à voir, in fine, la vocation universelle de l’Église elle-même.
Depuis le concile de Trente, dans les sociétés occidentales, la réalisation historique de cette communalisation multitudiniste et extensive, spécifique du « type Église », a suivi, avec des variantes et des ampleurs liées aux contextes nationaux, trois voies inséparables : la première fut celle de l’encadrement religieux et moral des populations, à travers le maillage territorial des paroisses organisées autour de la figure centrale du prêtre ; la seconde fut la multiplication des œuvres éducatives, intellectuelles, artistiques, sociales et économiques propres à imprimer la marque de l’Église au cœur de la culture et de la vie collective ; la troisième fut le développement des moyens institutionnels et communicationnels d’interaction avec le pouvoir politique, incluant la constitution d’organes de presse, d’associations de fidèles agissant comme des groupes de pression, voire de partis religieux. Probablement renforcée par la puissance que revêt cet appareil institutionnel dans le contexte catholique allemand, la critique du « catholicisme de ghetto » que développe Rahner ne cible pas seulement l’illusion consistant, pour les fidèles, à s’imaginer vivre dans un monde encore placé sous la tutelle de l’Église. Elle met en question en même temps l’obstination avec laquelle l’institution elle-même continue, dans un monde sorti de la religion, à identifier la sollicitude qu’elle doit à tous les hommes avec le système d’emprise totalisant (ou aspirant à l’être) auquel sa position historiquement hégémonique dans la société lui a permis un temps de prétendre. « Ayons le courage de renoncer une bonne fois à défendre les vieilles façades derrière lesquelles il n’y a pas grand-chose, et d’arrêter d’entretenir l’idée que le christianisme est le fait de tout le monde »[8].
Soixante-cinq ans après l’appel de Rahner, l’Église romaine a fini par se convaincre qu’elle n’avait pas les moyens, ni peut-être même la vocation, de placer le monde entier sous sa bannière institutionnelle. Le concile Vatican II a posé des jalons ecclésiologiques pour une autre approche de la mission, et pour une autre mise en œuvre d’une institutionnalité à vocation universelle. Mais en l’absence d’une remise en question du système de pouvoir, clérical, hiérarchique et masculin, qui en reste la charpente, l’opérationnalisation de ce nouveau modèle n’a pas dépassé — au mieux — le stade du ravalement des « vieilles façades ». L’explosion au grand jour de l’incongruité théologique, politique et culturelle de la situation des femmes dans l’Église d’une part, et le cataclysme des révélations présentes sur les abus sexuels dans l’Église d’autre part, peuvent laisser penser, en ce début de XXIe siècle, que ce système touche, à court ou moyen terme, à sa fin. Mais la forme de communalisation correspondant à la situation devenue minoritaire du christianisme dans un monde post-chrétien reste, pour l’essentiel, encore entièrement à explorer.
Une communalisation de « type secte » ?
Dans l’exercice prospectif auquel il se livre dans cet article pour penser le « catholicisme diasporique » du futur, K. Rahner pose des jalons fondamentaux pour engager une telle exploration. Parmi eux, un élément majeur, dont découlent de multiples implications, concerne la modalité de l’incorporation des fidèles à la communauté : le catholicisme de diaspora ne sera plus — dit Rahner — un « christianisme de recrutement », mais un « christianisme d’élection »[9]. Il sera, autrement dit, un christianisme d’individus autonomes, endossant à titre personnel et volontaire, une identité religieuse qu’ils ne recevront plus comme tin héritage, ni de leurs ancêtres, ni de la culture. Le temps d’un catholicisme de masse au sein duquel chacun est intégré avant même d’être capable de poser un acte de foi personnel est révolu. Le temps où l’on naissait dans une religion que l’on endossait comme un uniforme est passé. Le christianisme diasporique sera un christianisme d’adhésion individuelle et non plus un christianisme d’affiliation lignagère. Ce déplacement majeur bouleverse les modalités de la transmission religieuse au sein des communautés : celles-ci ne pourront plus se contenter de faire valoir une « tradition » confondue avec la coutume, ni se contenter de donner à chaque génération les clés d’une identité entièrement reçue du passé. Elles devront susciter, chez les nouveaux prétendants à l’appartenance, des « raisons d’adhérer » capables de rencontrer leur expérience présente dans le monde.
Cette révolution de la transmission s’accompagnera immanquablement d’un remaniement complet des logiques du pouvoir au sein de la communauté. Le temps d’un troupeau catholique passif, agissant docilement sous la conduite d’un clergé qui distribue les consignes d’action, est révolu. Les laïcs militants eux-mêmes, fictivement appelés à la « responsabilité » dans un système hiérarchique où, en réalité, ils ne peuvent agir que par délégation cléricale, n’accepteront plus d’être les agents d’exécution d’une politique pastorale entièrement décidée en dehors d’eux. Le catholicisme contemporain ne peut être qu’un catholicisme de « convertis », en affinité avec la culture de l’individu et de la responsabilité personnelle, mais aussi, par voie de conséquence --- esquissée en filigrane dans le texte — en affinité avec la culture démocratique. Cette mutation passe par une mise en question radicale de la division du travail religieux qui prévaut toujours dans l’Église : un catholicisme de minorité, n’impliquant plus que des « membres actifs », engagés consciemment et personnellement au service de l’Évangile n’est pas compatible avec le monopole clérical de la distribution des biens de salut, pas plus qu’avec une éthique à deux vitesses, séparant le petit nombre de ceux qui vivent la radicalité du christianisme de la masse passive des « observants ».
Ces considérations entretiennent une grande proximité avec deux thématiques récurrentes et corrélées de la socio-histoire des diasporas : celle qui concerne les effets induits de la vie diasporique sur les systèmes de pouvoir intra-communautaires d’une part ; celle qui concerne l’importance des processus de la transmission dans la dynamique historique de la survie et de la sédentarisation des diasporas d’autre part. Mais si le propos de Rahner anticipe ces réflexions, c’est évidemment à une autre source d’inspiration qu’il s’alimente. On reconnaît en effet, dans sa description du catholicisme diasporique, tous les traits typiques de la communalisation de « type Secte », qui fait pendant et contraste, dans la sociologie webero-troeltschienne des organisations religieuses, à la communalisation de « type Église ». Rappelons que cette désignation, pour Weber et Troeltsch, n’a pas le caractère péjoratif qu’elle revêt dans le langage courant. La « secte », au sens sociologique du terme, est apparue, concurremment à la communalisation de type Église, dès les origines du christianisme, et l’opposition typique des deux voies — celle qui privilégie la vie évangélique en intensité au sein de petits groupes de « croyants qualifiés », et celle qui se donne pour objectif de « donner le ton » chrétien à la société entière – a traversé toutes les époques de l’histoire chrétienne : la première plaçant au premier plan l’annonce de la proximité du Royaume et son anticipation hic et nunc ; la seconde affrontant la longue durée de l’attente, et consentant, pour s’y adapter et s’imposer socialement, à « faire avec » la culture et la politique d’un temps et d’un lieu.
Les communautés chrétiennes actuelles – nées au sein d’un christianisme de type Église – sont désormais invinciblement aspirées par le modèle de la « secte ». Mais la situation présente se différencie néanmoins des configurations passées de la confrontation entre le modèle de type Église et le modèle de type secte. Car cette tendance à la sectarisation n’est pas, aujourd’hui, le résultat d’un choix théologique et ! ou politique. Elle est une composante incontournable de l’existence même de ces communautés dans un monde sorti du christianisme. L'« étrangeté » relative des chrétiens dans le monde contemporain procède moins de la radicalité de leur exigence évangélique que de l’exculturation progressive de la matrice chrétienne de l’univers civilisationnel au sein duquel ils vivent.[10] Dans cette condition statistiquement et culturellement minoritaire, les communautés n’ont pas d’autre choix que de renoncer définitivement à l’ambition d’une régie chrétienne et, a fortiori catholique, du monde. Leur présence sociale, si elles tiennent à en avoir une, ne peut se faire que sur le mode du témoignage donné par de petits groupes de croyants engagés. Lesquels ne peuvent regrouper que des croyants « professants », assumant consciemment leur dissonance culturelle dans une société où les « sans religion » sont majoritaires : la distance entre les « virtuoses » et la masse, qui est une des marques du « type Église », a définitivement vécue.
Lorsqu’il évoque le caractère de « secte » que revêt nécessairement l'« Église de la Diaspora », K. Rahner fait explicitement référence à la définition sociologique du terme « secte ». Et l’on pense, en particulier, à la réalisation historique que Troeltsch présente précisément comme la plus proche du type-idéal : celle des communautés anabaptistes de la Réforme radicale en Allemagne, dont le radicalisme religieux a entrepris d’affronter le réalisme politique et culturel des Églises luthériennes adossées à la puissance terrestre des princes, soit par la résistance passive, soit par le combat armes à la main. Ces expériences radicales ont certes laissé d’admirables témoignages de sainteté et d’héroïsme, mais l’une et l’autre option, on le sait, ont été chèrement payées. Pour préserver la pureté de leurs membres et de leur mode de vie, certains groupes choisissant la première voie se sont progressivement enfermés dans un entre-soi défensif et isolés du monde social. Ils se sont englués en même temps, au fil du temps, dans une routine religieuse passéiste, conjuguant rigidité doctrinale et formalisme dévotionnel. Le petit nombre de ceux qui ont choisi la voie de la confrontation directe et violente avec un monde considéré comme entièrement investi par le Mal y ont le plus souvent perdu la vie, sans faire avancer la cause utopique du Royaume qu’ils entendaient faire advenir par la force. Dans les deux cas, la crispation sur la possession exclusive de la vérité et le refus de toute ouverture au monde et au mouvement réel de l’histoire ont conduit, en contradiction avec le témoignage que ces « groupes de purs » entendaient y porter, à la stérilité spirituelle et à l’insignifiance, ou même à la mort.
Il n’est pas invraisemblable que ces références historiques aient été présentes, dans l’esprit de K. Rahner, lorsqu’il mentionne les « dangers »[11] que comporte l’inévitable attraction du modèle de la secte (au sens sociologique du terme) qu’induit la situation diasporique pour les communautés chrétiennes. Le péril double - et souvent conjugué - de l’isolationnisme et de l’activisme radical ne menace pas moins aujourd’hui qu’hier des communautés chrétiennes qui prétendent à la possession exclusive de la vérité. Mais les conditions d’actualisation de ces risques sont évidemment différentes dans un monde séculier, dans lequel les institutions religieuses ont perdu non seulement leur titre à prescrire leurs normes aux institutions civiles et politiques, mais également une bonne part de leur capacité de régir les croyances et la vie de leurs propres fidèles. Le paysage religieux des sociétés démocratiques occidentales contemporaines est celui d’un kaléidoscope de minorités, affrontées – toutes confessions confondues – au défi d’accepter ou de refuser de faire sens, dans leur propre système de significations, de l’affirmation – devenue politiquement et culturellement non négociable – des autonomies humaines. La question des modalités de l’imposition de « la loi de Dieu » dans le monde, qui était au cœur de l’affrontement entre l’Église et la Secte dans un monde encore inscrit dans l’évidence d’une vérité chrétienne s’adressant à tous, n’a plus cours. Elle a été submergée par celle, propre aux configurations diasporiques, de l’hybridation – acceptée ou refusée – entre les valeurs religieuses et la culture séculière. Au sein du catholicisme, ce défi de la « modernisation » a fait surgir depuis deux siècles une ligne de partage – devenue ligne de rupture – entre courants « transigeants » et « intransigeants »[12] : les premiers acceptant de composer avec la pluralisation et l’individualisation du croire, en dépit du risque d’une assimilation culturelle susceptible de réduire la foi chrétienne à une orientation éthique ou à tin patrimoine esthétique ; les seconds s’enfermant dans une logique de contre-société, qui, en faisant vertu de la marginalité, dissout irrémédiablement la capacité du christianisme de s’adresser à tous dans le monde tel qu’il est.
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Confrontée à ces deux ordres de risques, entre menace de l’indistinction et fascination du séparatisme au sein d’une culture qu’elle n’embrasse plus, la communalisation chrétienne se joue nécessairement sur une ligne de crête. Dans une condition minoritaire qu’elle ne choisit pas et dans une société où les appartenances ne s’héritent plus de génération en génération, le défi qui s’ouvre à elle n’est rien moins que de créer, à partir de communautés d’affiliés volontaires, un lien social non « sectaire » : autrement dit, de faire vivre, en situation de dispersion, une ecclésialité demeurant ouverte à tous, à ce premier défi s’ajoute un second, typique par ailleurs des situations diasporiques : celui de faire droit à l’exigence d’autonomie de communautés locales placées sous la responsabilité collective de leurs membres et sollicitées de trouver leur voie propre dans des contextes singuliers, tout en continuant de nourrir les liens mémoriels et « communiels » qui réunissent ces groupes dispersés en une même « famille ». Ce défi ne sera certainement pas relevé sans une révolution complète des structures hiérarchiques centralisées et des pratiques administratives uniformisantes du pouvoir clérical dans l’Église romaine.
En invitant à penser l'« Église de la Diaspora » — notion qui sonne encore à ce jour comme un oxymore — Karl Rahner place les jalons d’un chantier ecclésiologique, à la fois théorique et pratique, dont on pressent, aujourd’hui plus encore qu’en 1954, qu’il pourrait bien engager la survie même de l’institution catholique. Le diagnostic sociologique auquel il adosse sa proposition n’a pas pris une ride.
RSR 107/3 (2019) p. 425-440.
*K. RAHNER, « L'interprétation théologique de la situation du chrétien dans le monde moderne », in L'Église face aux défis de notre temps. Études sur l'ecclésiologie et l'existence ecclésiale, éd. critique Chr. Theobald et G. Routhier (dir.), Œuvres 10, Éd. du Cerf, Paris, 2016, p. 357-394.
[2] Cf. J.-P. DOLAN, The American Catholic Experience, Doubleday, New York, 1985, chap. V et VI.
[3] RAHNER, art. cité, p. 369.
[4] Les références à la sociologie des diasporas dans cet article doivent beaucoup à la notice « Diaspora », rédigée par R. AZRIA et Ch. SAINT-BLANCAT, in R. AZRIA et D. HERVIEU-LÉGER, Dictionnaire des faits religieux, PUP, Paris, 2010, p. 252-257.
[5] p. 394.
[6] RAHNER, p. 252.
[7] M. WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, Trad. Économie et Société, T. 1, Plon, Paris, 1971, et « Agora Pocket », Vol. 2, 1995 ; Sociologie des religions, Textes réunis et traduits par J.-P. Grossein, Gallimard, Paris, 1996 ; E. TROELTSCII, Die Soziallehren der chiistlichen Kirchen und Gruppen, Mohr, Tubingen, 1912 (1ère éd.) ; Cf. J. SÉGUY, Christianisme et société. Introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch, Cerf, Paris, 1980, p. 100-141.
[8] Art. cit., p. 391.
[9] Art. cit., p. 379.
[10] Sur le processus d' « exculturation >, du catholicisme, cf. D. HERVIEU-LÉGER, Catholicisme, la fin d'un monde, Bayard, Paris, 2003.
[11] Art. cit., p. 380.
[12] Je reprends cette distinction de J.-M. DONEGANI, La Liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Presses de la FNSP, Paris, 1993, la plus opératoire et la plus précise, parmi beaucoup d'autres tentatives, pour désigner la polarisation du rapport â la modernité au sein du catholicisme.
Date de dernière mise à jour : 05/09/2019