Jean-Pol Gallez
Liste des abréviations du texte : HD = L’homme qui venait de Dieu (1993) ; Dh = Dieu qui vient à l’homme (2002, 2005 et 2007) ; CDV = Croire au Dieu qui vient (2014 et 2016) ; ESE = L’Évangile sauvera l’Église (2013) ; CQM : Croire quand même (2010) ; EC : L’esprit du christianisme (2018).
Introduction
Votre cycle de conférences se propose de visiter différentes facettes de la responsabilité des laïcs dans l’Église (historique, théologique, contextuelle). Les organisateurs ont également souhaité que je dise un mot de la façon dont cette responsabilité s’enracine dans une relation adulte à Dieu. Deux observations liminaires en rapport avec ce cahier des charges :
- C’est un lien très intéressant que de considérer que la place que nous prenons – ou ne prenons pas – est, par hypothèse, liée à nos propres représentations de Dieu. Or, l’ « idée de Dieu » se trouve au cœur de la pensée de Moingt. Elle est au centre de la conception même qu’il se fait du christianisme. Je propose donc un parcours qui fasse droit à ces deux aspects de l’idée de Dieu d’une part, et de la foi des chrétiens d’autre part ;
- Tout chrétien se trouve pressé d’agir au nom de sa foi. Cela est d’autant plus vrai pour le laïc fatigué par ce que l’on nomme le « cléricalisme ». Mais Moingt lance un premier et même appel aux uns et aux autres qui consiste précisément à se mettre au clair avec nous-mêmes quant à l’idée de Dieu que nous portons :
[1] « Avant de transformer le monde, nous devons, nous, témoins et envoyés de Dieu, nous “transformerˮ nous-mêmes, ou plutôt “renaître de l’Espritˮ (Jn 3,3), laisser l’Esprit de Dieu renouveler notre idée de Dieu, […] nous laisser travailler par la nouveauté novatrice de l’Alliance de Dieu avec les hommes dans le crucifié de Nazareth, laisser le Nouveau Testament de Dieu […] transformer l’enseignement que la tradition de l’Église nous en donne dans ses dogmes » (L’esprit du christianisme, p. 130).
Dans la même veine, je parlerai à partir d’un second axe – tout aussi majeur dans la pensée de l’auteur – celui d’une recherche de fidélité de l’Église par rapport à cette même révélation chrétienne. L’enjeu consiste ici à insuffler dans les structures de l’Église ce que Moingt appelle « l’esprit du christianisme ». J’illustre ce défi à partir d’une autre citation, tout aussi limpide que la précédente :
[2] Choisir un certain type d’Église, […] c’est d’avance dire quelle idée de Dieu nous habite, quel Dieu nous voulons annoncer au monde – de même que Jésus, décrivant en paraboles le Royaume de Dieu, révélait de quel Dieu il venait, […] » (Croire au Dieu qui vient, t. 2, p. 437).
Une conviction de fond soutiendra ce parcours : l’idée chrétienne de Dieu révolutionne le rapport ancestral au divin en même temps qu’elle fait pleinement advenir la dimension spirituelle de la personne que l’être humain cherche à accomplir depuis toujours, notamment à travers la religion. Comme je l’évoque à l’instant, nous verrons que cela n’est pas sans conséquence sur la structuration de l’Église et l’exercice de sa mission. Qu’il s’agisse de la maturité spirituelle du chrétien ou du visage historique de l’Église, un terme précis se présente dans la réflexion théologique de Moingt, celui de refondation. Je commence donc par là mon exposé.
- La foi comme seul fondement
Le simple fait d’en appeler à une refondation suggère que l’Église se soit éloignée de ses fondements et, dans la foulée, qu’elle se soit construite sur d’autres facteurs qui lui sont, soit étrangers, soit moins essentiels. Pourtant, seule la foi telle qu’elle jaillit de l’événement Jésus-Christ constitue le socle intangible du christianisme. Et d’où jaillit cette foi ? Précisément d’un événement inconnu jusqu’alors dans l’histoire des religions et des spiritualités : le don de l’Esprit Saint en tant qu’il a rassemblé les premiers chrétiens (Dh 2/2, p. 480) :
[3] Avec l’Esprit nous pénétrons au plus secret et au plus pertinent de la foi chrétienne qui ne cesse de penser Dieu dans sa relation au monde et à l’histoire. […] L’immense entretien de l’homme avec Dieu, dont témoigne encore la culture occidentale, [….] est le vrai mystère de la foi. […] Ce mystère est imprimé dans la structure même de la personne de l’Esprit et dans “l’économieˮ de sa mission » (L’esprit du Christianisme, p. 206.207).
Mais qu’est-ce que « refonder » ? Refonder n’est pas faire œuvre archéologique. Il ne s’agit pas de faire l’histoire des premières communautés chrétiennes, encore moins de les transplanter dans notre présent. Le travail proprement théologique consiste à mobiliser un autre type de mémoire, celle que Moingt qualifie de « généalogique » : le passé théologiquement digne d’intérêt est celui qui a configuré l’identité du chrétien aux origines, celui qui doit toujours avoir « valeur de présent » (Dh 2/2, p. 487-488) ; c’est celui en lequel l’Esprit a imprimé son « activité fondatrice », celle qui, aujourd’hui comme hier, met en permanence au monde le « corps du Christ » qu’est l’Église. Le travail théologique de et sur la foi concerne donc la transmission de celle-ci depuis ses origines situées dans l’événement de l’Esprit. C’est ce que signifie en profondeur le terme « tradition ». Ayant saisi cela, j’ai proposé comme titre de ma recherche doctorale La théologie comme science herméneutique de la tradition de foi. Je tente d’y montrer d’une part, que la tradition concerne la transmission de l’expérience de la foi – avant de concerner des vérités à croire – et, d’autre part que l’Esprit Saint se trouve au cœur de la démarche critique que déploie la théologie comme science. La foi est donc critique parce qu’elle procède du don de l’Esprit qui invite au discernement de toute chose.
Si nous cherchons à présent plus concrètement ce que peut signifier la refondation de l’Église dans la foi issue du don de l’Esprit, nous parvenons à une autre question – sans doute la plus fondamentale – que chaque chrétien est appelé à se poser : « en quoi suis-je chrétien ? » (Dh 2/2, p. 491). Et, corrélativement, en quoi consiste vraiment ma foi et, plus encore, d’où me vient-elle ? Lorsqu’un chrétien se pose ces questions, cela indique deux choses :
- d’une part, la volonté d’engager personnellement sa vie, sa pensée et son action à la suite de Jésus en marquant a contrario sa distance critique par rapport aux réponses officielles de la religion ;
- d’autre part, le lien généalogique qui existe entre cet auto-questionnement et la propre mise en cause de la religion par Jésus dans les évangiles. Moingt observe combien les conflits multiples et répétés de Jésus avec l’autorité religieuse de son temps constituent un « élément signifiant de la figure de révélation tracée par le récit évangélique » (Dh 1, p. 387). Élément « signifiant » : qu’est-ce-à-dire ? Que Moingt, à partir de ce constat dont il fait une pièce maîtresse de l’idée chrétienne de Dieu, tire une conclusion d’ordre général à propos de toute religion :
[4] « La religion – toute religion – est travaillée par un besoin profond et un dynamisme puissant d’intégration et d’exclusion en vertu de sa mission de “relierˮ les hommes à la divinité, […] Il est donc de sa nature de fabriquer des exclus […]. Elle est par nature totalitaire […] : elle entend […] régenter la vie sociale, […], imposer sa marque à la société, […] en toutes choses elle impose sa médiation. Or, […] Jésus […] dénonce les prétentions hégémoniques de la religion […] Du fait qu’il relativise l’obéissance à la loi religieuse, il donne toute sa force à la loi éthique. […] Les institutions religieuses sont de fausses médiations […] Elles sont utiles en tant qu’elles balisent un chemin vers Dieu, et il serait téméraire de les rejeter, […] mais elles ne relient pas directement à Dieu, même si elles le croient et que les fidèles le croient […] » (Dieu qui vient à l’homme, t. 1, p. 387-391).
Tout disciple de Jésus, relié à son événement par l’Esprit, est appelé à se souvenir activement de cette vérité : le christianisme n’est pas fondé dans la religion qui encadre, légifère, institutionnalise, édicte et rassure mais dans un événement libérateur de la religion qui ouvre la conscience personnelle, transforme l’individu en personne, abandonne au libre-arbitre et n’offre aucune garantie de salut. L’événement fondateur du christianisme semble délaisser le chrétien au lieu même où il le soutient sans doute le plus. Moingt en fait pourtant une question de première importance en tant qu’elle mobilise l’intelligence de la foi :
[5] « […] il s’agit de porter la liberté de la foi, d’une si grande légèreté que nous sommes effrayés de ne pas en sentir le poids » (Dieu qui vient à l’homme, t. 2/2, p. 503).
S’habituer à l’absence de fondateur pour vivre de l’Esprit constituera l’enjeu premier de toute refondation ecclésiale en même temps qu’il ouvre le croyant au chemin de la maturité spirituelle ; vivre sans les croyances et les pratiques de la religion constitue la condition permanente de la refondation de l’Église. La foi comme fondement, c’est finalement la joie de vivre sans preuve ni garantie, sans loi ni explication, mais avec pour seul souci l’exercice responsable de la charité pour bâtir l’unité de l’Église et, par elle, de toute l’humanité. Tous ces éléments se concentrent dans la théologie chrétienne du baptême, comme nous allons l’examiner à présent.
- La foi baptismale
Épuisée par des siècles de religion, la foi a besoin aujourd’hui de renouer avec le véritable centre de gravité du christianisme. S’il est une pierre d’angle sur laquelle refonder l’Église, c’est bien celle du baptême en tant qu’il symbolise précisément la liberté chrétienne reçue à la Pentecôte. Moingt replace ce point fondateur dans la perspective généalogique précisée en début d’exposé :
[6] « Au fondement, nous posons d’abord un commencement temporel, le baptême de qui nous tenons cette identité chrétienne que la théologie appelle ʺcaractèreʺ et qui est la marque de la filiation divine adoptive imprimée en nous par le Saint-Esprit » (Dieu qui vient à l’homme, t. 2/2, p. 487).
Par cette mise au point, Moingt rappelle que la mission d’annonce de l’Évangile – et partant ce que nous appelons les ministères – ont toujours à s’organiser autour du sacerdoce baptismal – dont Moingt nous rappelle qu’il est le seul qui soit envisagé par le Nouveau Testament – et non en fonction de ce que la tradition a tardivement construit et nommé le « sacerdoce ministériel ». C’est pourquoi je pense que toute tentative de rebâtir l’Église en dépendance de la figure du prêtre sera vouée à l’échec et perpétuera un rapport de force stérile entre personnes dites « consacrées » et l’immense majorité des chrétiens qui ne le sont pas. La logique inévitablement hiérarchique et sacrée imprimée dans la conscience chrétienne par le « sacerdoce ministériel » ne peut à terme, selon moi, coexister avec la perspective égalitaire et profane du sacerdoce baptismal engendrée par le don fondateur et universel de l’Esprit.
L’esprit de cléricalisme – qui manifeste aujourd’hui toute son étendue dans l’Église catholique – n’est pas affaire de posture ou de disposition personnelle et relationnelle, il est généré par une structuration des ministères pensée à partir d’une absorption du sacerdoce baptismal dans une figure ministérielle finalement unique et prédominante dans l’exercice de la mission des chrétiens : celle du prêtre « dont Jésus ne leur avait nulle part imposé l’assistance » (EC, p. 123). Le caractère sacerdotal du christianisme se trouve dans la condition baptismale de tout chrétien, non pas dans la réactivation du sacerdoce vetero-testamentaire organisée progressivement depuis le iie siècle jusqu’à la réforme grégorienne et au concile de Trente et dont l’affirmation demeure encore dans les textes de Vatican ii qui l’exprime sous la forme d’une « différence essentielle et non seulement de degré » entre le sacerdoce commun et le sacerdoce dit « ministériel ou hiérarchique » (Lumen Gentium 10 § 2).
Mais après l’avoir retrouvé, il faut inscrire ce centre de gravité dans les structures mêmes de l’Église ; il faut organiser ce que Moingt appelle une nouvelle « concitoyenneté chrétienne » (Dh 2/2, p. 801) qui aille bien au-delà d’une simple amélioration des relations entre clercs et laïcs mais qui remette fondamentalement en cause cette dichotomie infidèle à « l’esprit du christianisme » :
- « […] nous aurons à nous demander si l’Église est bien organisée pour dire la foi, soit au-dedans d’elle-même, soit au dehors ? » (L’Évangile sauvera l’Église, p. 103, 243). « Le problème […] relève de la théologie politique, il consiste à organiser la politeia, la concitoyenneté, la vie de la cité (polis) chrétienne (Ep 2, 19), afin qu’elle fonctionne harmonieusement à la fois en elle-même et en accord avec la cité séculière. Cet accord est le point crucial » (Dieu qui vient à l’homme, t. 2/2, p. 801).
L’examen critique de la tradition devient ici épidermique pour l’institution religieuse, comme au temps de Jésus. Elle l’est aussi pour tout chrétien encore trop attaché au sacré. Mais seule la théologie est en cause en cette affaire, indépendamment de tout jugement de personne, encore moins de leur foi. La question n’est pas davantage d’ordonner ou non des femmes, ni d’autoriser un prêtre de se marier ou non (ESE, p. 39 et s.), mais d’inventer un nouvel être-ensemble ecclésial – une « concitoyenneté » (supra) – en dehors de toute logique cléricale (QCM, p. 193) et de saisir que la question de la place des laïcs est un problème structurel qui « interpelle la révélation au plus profond d’elle-même » (Dh 2/2, p. 797)[1] :
[8] « […] je pense que le salut de l’Église n’est pas de renforcer les rangs du clergé. C’est d’abord d’établir l’égalité à la base, de redonner la parole dont jadis ont joui les fidèles dans l’Église, de la laisser se répandre largement, pour que les chrétiens puissent prendre leurs responsabilités, c’est-à-dire qu’ils se sentent responsables de l’Église et de sa survie dans le monde. Je ne crois pas, pour ma part, que l’Église risque de disparaître à cause du manque de personnes consacrées, du manque de prêtres » (L’Évangile sauvera l’Église, p. 44).
La chose est pourtant claire du point de vue théologique : le principe d’une médiation sacralisée entre Dieu et l’homme appartient à l’esprit de religion dont le Nouveau Testament vient précisément libérer par la foi au Christ. Mais pour inscrire pleinement la foi baptismale dans les structures de l’Église, il faut envisager des communautés chrétiennes d’un genre nouveau, quoique ressourcées dans l’action originelle de l’Esprit. C’est le point que j’examine à présent.
- Une foi vivante
De ce dispositif baptismal, dont nous retrouvons la centralité lorsque le véritable fondement du christianisme est redécouvert dans la foi issue de l’Esprit, découle la liberté qui caractérise la vie chrétienne. Je l’aborde sous deux facettes liées l’une à l’autre : la liberté de penser d’abord, de créer ensuite.
- Un appel à penser : foi et théologie
Sous ce premier aspect, nous comprenons que la foi vivante consiste à penser aujourd’hui l’Église à la lumière de cette liberté originelle inscrite dans notre mémoire chrétienne. Cette observation nous plonge au cœur de la conception que Moingt se fait de l’activité théologique. Une double approche se dégage de sa réflexion.
Il y a certes, premièrement, la théologie comprise comme activité scientifique et académique, bref la théologie érudite. Elle cherche à repenser et à reformuler les vérités essentielles de la foi afin de les rendre communicables parce que mieux accordées, à la rationalité moderne bien entendu, mais surtout à sa source évangélique, conformément à mon propos précédent. C’est elle qui, au nom de ce travail critique, soutient, comme Moingt le fait, la réformabilité du dogme à partir de l’intuition suivante :
[9] « [J’ai] la conviction que la foi doit se retirer d’un langage vieilli et devenu inadéquat pour faire face à de nouvelles interrogations et préoccupations, sans du tout se retirer de la tradition vivante qui l’a portée jusqu’à nous » (Dieu qui vient à l’homme, t. 2/2, p. 1156).
Cette activité est essentielle pour montrer comment l’élaboration du dogme catholique a été conditionnée par ce que j’appellerai, en référence inversée au titre du dernier ouvrage de Moingt, « un esprit de religion » toujours enclin à distiller ses représentations mythologiques dans la compréhension même de l’idée de Dieu ou de l’identité divine de Jésus. Le christianisme n’a d’avenir que s’il parvient à ressourcer ses formulations doctrinales dans ce mouvement spirituel de sortie de la religion. L’enjeu consiste à sortir de la double schizophrénie actuelle qui consiste, d’une part à refuser au théologien tout travail critique sur le dogme alors que l’exégète peut officiellement scruter librement les Écritures depuis Divino Afflante Spiritu (1943) et, d’autre part à ne pas tenir compte au plan dogmatique des remises en cause qui proviennent précisément du travail exégétique effectué dans les dernières décennies. Un devoir de rationalité s’impose à l’Église en la matière afin de rendre son crédit et son avenir au christianisme[2].
Par ces considérations, Moingt nous montre que la question dogmatique est bien en cause dans la question du cléricalisme. En effet, l’habitude a été prise dans l’Église de laisser le clergé déterminer et définir la vérité de la révélation à l’exclusion des autres chrétiens qui n’ont plus qu’à la recevoir docilement :
[10] L’Église […] n’est plus celle si souvent nommée dans les lettres de Paul – une communauté de croyants parmi d’autres, […] – c’est maintenant la hiérarchie sacerdotale […], s’étant mise à la tête de toutes ces communautés pour y remplir la fonction de la tête dans le corps : énoncer ce qu’il faut penser » (L’esprit du christianisme, p. 226).
Il est, deuxièmement, une autre conception de la théologie dans la pensée de Moingt, tout aussi accordée, d’une part à la fondation pneumatologique du christianisme et, d’autre part à l’appel lancé par Moingt aux baptisés. Car dans le souffle de l’Esprit est confiée à tous les chrétiens la liberté de faire parler la foi entre eux et autour d’eux. Pour Moingt, la foi montre sa pertinence dans sa capacité à éclairer une recherche de sens commune aux chrétiens et aux non-croyants. Restaurer la communication interne et externe de l’Église constitue la tâche proprement théologique de tout disciple de Jésus qui garde la mémoire active de son être chrétien. C’est dans « l’être-avec-Dieu-pour-le-monde » (Dh 2/1, p. 180) du chrétien que le dogme trinitaire a le plus de chance de retrouver du sens. Derrière le mot « Église », se trouvent tous les chrétiens dans leur « entretien » (Dh 2/2, p. 665) continu avec tous les hommes. La théologie consiste d’abord en cet exercice d’intelligence partagée de la foi entre et autour de nous. Elle appartient pleinement à l’être baptismal du chrétien. Elle ouvre à une Église capable d’entrer en débat en et hors d’elle-même. Moingt rappelle d’ailleurs l’importance qu’il avait aux origines chrétiennes :
[11] « […] les communautés chrétiennes du iie siècle […] qui voulaient éviter de passer […] pour une secte religieuse […], préféraient se définir comme écoles de philosophie, “l’école du Logosˮ, […] que les chrétiens avaient reconnu dans le Christ et reçu de lui comme venant de Dieu. […] le débat intellectuel tenait une bonne place dans leurs réunions, auxquelles participaient aussi des païens, […] ce qui n’empêchait pas ces chrétiens d’étudier les Écritures ni de se livrer à la prière » (L’esprit du christianisme, p. 118).
- Un appel à créer : foi et nouvelles communautés
Si une restructuration de l’Église et de sa mission s’impose dès aujourd’hui autour du sacerdoce baptismal, c’est – de façon nécessaire mais non suffisante – parce que l’ère de la religion touche à sa fin mais, bien davantage encore, parce que la fin de toute médiation religieuse et sacrée est contenue en germe dans la foi évangélique. Il ne faut donc plus se désoler de la chute des « vocations » dites « religieuses », sans doute encore moins prier ou aller marcher pour qu’elles reviennent mais se demander comment désormais organiser l’annonce de la foi, non plus autour du prêtre, mais en la refondant sur le baptême ? C’est ici que le devoir de mémoire oriente, non vers la reproduction des origines – par ailleurs insuffisamment connues du point de vue de l’histoire – mais en direction de la façon dont l’Esprit rassemblait les premiers disciples en Église tout en les situant résolument au milieu de la vie dite « profane ». C’est alors que Moingt envisage la création de petites communautés chrétiennes dont la vocation ne sera ni cultuelle ni religieuse mais réellement missionnaire. Qu’est-ce-à-dire ?
Inspiré par Légaut dans le sens d’une responsabilisation du laïcat, Moingt envisage une vraie « mutation » de l’Église :
[12] « Ces mutations viseront pour l’essentiel […] à consolider la base laïque de l’Église que forment ces petites communautés de chrétiens (souvent peu nombreuses de nos jours), afin qu’elles soient bien implantées chacune dans son milieu de vie, local ou social, sous une forme qui leur permette de communiquer l’Évangile autour d’elles […] et aussi de recevoir et de retransmettre les interpellations qu’il adresse à l’Évangile et à l’Église. Dans ce but, ces communautés devront […] s’organiser en toute liberté, responsabilité et inventivité, pour être authentiquement appelantes, […] (Dieu qui vient à l’homme, t. 2/2, p. 835).
Situées à l’intersection de la société et de l’Église, ces communautés ne sont pas destinées à se constituer pour satisfaire les besoins religieux des chrétiens mais pour prendre en charge l’humanité ; leur mission est donc d’abord dictée par leur rapport à la société et c’est en cela qu’elles se distinguent d’une communauté paroissiale classique :
[13] […] la communauté paroissiale est un découpage administratif de l’Église qui ne peut pas en tant que tel se transmuer en communauté d’appel et d’accueil, […] Il faudra donc dédoubler la paroisse […] et favoriser le regroupement à part de ceux qui le veulent pour accueillir des visiteurs désireux de parler de leurs problèmes à des chrétiens (Croire au Dieu qui vient, t. 2, p. 454).
De manière générale, il s’agira pour ces communautés de demeurer ouvertes à l’accueil de tout homme en recherche de sens et de rencontrer les souffrances du monde. Moingt envisage que ces communautés soient des lieux où débattront, à la lumière de l’Évangile, croyants et incroyants des problèmes de la vie qui les concernent tous (CDV 2, p. 455). Les tâches évangéliques de ces communautés sont à la mesure de l’action fondatrice de l’Esprit : elles seraient donc infinies et participeraient selon Moingt au ministère paulinien de la réconciliation (CDV 2, p. 472), celle de tous les peuples en unique famille de Dieu. C’est aussi en fonction de l’exercice concret de la mission qu’elles se structureraient, chacune différemment sans doute, et non selon un schéma religieux préétabli.
Avec l’appel à la création de nouvelles communautés chrétiennes, Moingt donne chair à son orientation de traiter la question de la place du laïcat à partir de la considération, non pas de la posture propre aux laïcs ou aux clercs dans leurs relations mutuelles, mais de la structure même de l’Église lorsqu’elle est questionnée par la révélation – terrain de prédilection de Moingt (supra). Ce dernier indique son option comme suit :
[14] « […] le problème que j’entends souligner est d’ordre structurel, il met en question la place du laïcat dans l’Église, et la question interpelle la révélation au plus profond d’elle-même (Dieu qui vient à l’homme, t. 2/2, p. 797).
Ces observations appartiennent à une vraie ecclésiologie fondamentale. Elles me conduisent à examiner la façon dont Moingt envisage la nature même du christianisme à partir de sa fondation dans l’événement de Pentecôte. D’où l’intitulé de cette ultime déclinaison du terme « foi ».
- La foi comme « humanisme évangélique »
Dans cette dernière étape de notre parcours, je souhaite montrer comment les éléments qui précèdent sont contenus dans la définition que Moingt donne du christianisme à savoir d’être, non pas une religion comme les autres, mais la révélation d’un humanisme nouveau – celui de l’Évangile – contenue dans la toute nouvelle idée de Dieu offerte en partage à toute l’humanité. Dans le don fondateur de l’Esprit s’opère cette « évolution capitale de l’humanité » (HD, p. 472-473) par laquelle Dieu révèle qu’il est en lui-même sortie de soi pour se donner en un autre que soi et rassembler en cet autre tous ses enfants, sans distinction de race, de culture ou de religion. Mais quelle est cette nouvelle idée de Dieu :
[15] « Il est Père et agit envers nous comme un père. […] Un Dieu plein d’humanité, qui veut être honoré par des gestes d’amour, […] Il n’est pas un Dieu de religion qui exigerait d’être adoré et servi dans des temples sacrés : Jésus le savait, qui n’a laissé à ses apôtres ni instruction, ni code, ni rite pour instaurer une religion nouvelle ; il leur a donné l’Esprit Saint, pour suppléer à tout le reste […] et qui constitue l’absolue nouveauté du christianisme » (Croire au Dieu qui vient, t. 2, p. 409-410).
Tentons de relever les traits principaux de cet humanisme nouveau apporté par l’Évangile. J’en relève quatre qui s’appellent successivement dans un ordre précis qui récapitulera, comme je l’ai dit, tout le parcours effectué. Ces éléments dessinent en même temps le chemin de la maturité de la foi dans la théologie de Moingt :
- Une sortie de la religion - À l’opposé de l’esprit de religion, cette révélation exclut tout principe de médiation sacrée entre Dieu et l’homme, principe qui fonde l’esprit de domination qui habite foncièrement toute religion (supra) – dont celle du clerc sur le laïc –, suscite l’avènement de la conscience personnelle, conduit sur les chemins de la maturité adulte, libère de la peur en éduquant à la prise de responsabilité, inclut tout baptisé dans la mission d’annonce de la foi, dégage tout être humain de ce que Moingt appelle « la fascination du sacré » (Dh 1, p. 86). Fondée dans l’esprit des Béatitudes – qui constituent précisément des annonces non-religieuses du Royaume –, cette révélation nouvelle pose le christianisme en « légataire universel de la religion chargé d’effectuer sa désinstallation » (Dh 1, p. 116). Du coup, c’est un nouveau visage de Dieu qui se découvre dans l’expérience de l’Esprit qui fait sortir de religion ;
- Une nouvelle idée de Dieu - Jésus ne donne aucun enseignement formel sur Dieu. Il témoigne par contre d’une expérience d’intimité avec lui qui conduit à l’appeler « Père » (supra). Ce faisant, Dieu est rapatrié dans le quotidien des gens, ce que Jésus révélait en l’évoquant sous la forme de paraboles (Dh t. 1, p. 359). Ceci confirme que Jésus invite à chercher Dieu dans les réalités quotidiennes plutôt que dans les hauteurs célestes par le jeu des médiations religieuses. Avec Jésus, il ne s’agit pas d’acquérir une connaissance théorique sur Dieu, ni d’établir un contact avec lui par la religion mais d’en faire l’expérience en le cherchant dans la vie de tous les jours :
[16] « Dieu vit au cœur de l’humanité, dans cet espace spirituel structuré par des relations de charité. Dieu vit là. Son cœur palpite là, au cœur de notre histoire humaine. Voilà la vraie religion “en esprit et en véritéˮ […] » (L’Évangile sauvera l’Église, p. 145).
L’idée de Dieu et celle du salut s’en trouvent du coup modifiée profondément : Dieu est proche et faible, il habite sa Création ; le salut qu’il offre n’est plus objet de savoir, de croyance ou de commerce avec lui mais est un don gratuit révélé par la vie et la mort d’un homme : le Dieu de Jésus est engagé dans la révélation d’un sens de l’existence ;
- Un sens de l’existence - Puisque l’humanisme évangélique définit le christianisme dans l’exacte mesure où il désacralise la figure de Dieu, il en résulte, d’une part une séparation de la moralité par rapport à la religion – car l’unique et double commandement de l’amour de Dieu et du prochain « résume la totalité de la révélation » (HD, p. 478) – et, d’autre part un changement de sujet car il ne s’agit plus d’adorer Dieu dans un culte mais d’aimer le prochain en qui se trouve désormais l’absolu de Dieu (HD, p. 483) ou, dit autrement encore, il ne s’agit plus « de se vouer à Dieu mais de se dévouer pour le prochain » (HD, p. 489). Le concept de Dieu ne passe alors ni par l’adoration religieuse, ni par la conceptualisation philosophique, mais par une réflexion de l’homme sur lui-même :
[17] « […] je ne peux appréhender Dieu qu’en essayant de m’appréhender moi-même […] et la foi en Dieu donne sens à ma vie, c’est là où je peux accorder ma foi avec ma raison parce que cette foi me permet de vivre, de vivre humainement, […] » (L’Évangile sauvera l’Église, p. 262-263).
- La foi et la raison - L’expression « humanisme évangélique » cherche enfin à montrer ce qu’est le christianisme depuis ses origines, à savoir une instance permanente de dialogue avec la rationalité commune propre à chaque époque. Il doit, idéalement, en résulter une faculté à dire la foi dans le langage commun. Ce fut le cas avec la philosophie grecque à ses débuts ; ce devrait l’être aussi avec la pensée moderne, sauf que l’Église l’a condamnée à cause de sa critique de la religion chrétienne qui s’est évertuée à canoniser des formules du passé. Pourtant, l’émergence du sujet moderne – surtout sa revendication de liberté de penser – doit beaucoup au christianisme, ce qui devrait, par hypothèse, sceller l’accord entre christianisme et modernité sur le terrain de l’humanisme. L’expression dit le lien noué en Jésus entre Dieu et toute l’humanité ; elle commande le respect de tout homme en se concentrant sur l’amour du prochain et le pardon des ennemis. C’est pour dire ce mystère de la foi, empreint de liberté et d’universalité, que le christianisme s’est lié avec la philosophie au cours de son histoire et doit se montrer capable, en tous lieux et en tous temps, de le réexprimer de façon toujours neuve ;
Tel est l’esprit du christianisme qui doit imprégner l’Église, que ce soit dans sa mission ou dans son organisation. Elle rend nécessaire de revisiter la tradition de la foi car celle-ci a été recouverte du « voile » de la religion (Dh 1, p. 278) dont la prédication chrétienne originelle venait en principe la prémunir. Le juif comme le païen étaient appelés à devenir adulte par la foi, c’est-à-dire inversement, à cesser de compter sur la religion pour accomplir leur humanité en devenant universel par le dépassement de la loi particulière. Le juif, par sa foi au Dieu Unique, aspirait bel et bien à voir l’Alliance scellée avec Israël s’étendre à tous les peuples ; mais il estimait que cela ne pouvait se faire qu’en faisant passer toute l’humanité par l’observance de ses rites et pratiques – notamment la circoncision. De son côté, le païen se sentait de plus en plus attiré par l’esprit universel d’humanitas[3] que véhiculait la philosophie grecque mais continuait à se sentir obligé, pour rester un bon citoyen, d’adorer les dieux de la cité et de respecter sa loi religieuse dont la particularité, ici aussi, l’empêchait de considérer les autres peuples comme des peuples amis. L’événement de la Croix venait dénouer cette contradiction en révélant le visage paternel de Dieu désirant rassembler tous ses enfants en les dégageant de ces particularismes ethniques et religieux :
[18] « Seul le mouvement chrétien avait osé franchir le pas et s’établir sur le plan d’une foi qui n’était pas ceinte d’une loi religieuse, […] la prédication chrétienne […] était poussée par l’esprit du monde, par le cri d’humanité qu’elle avait su capter […] et c’était elle maintenant qui faisait advenir l’homme nouveau libéré des langes de la religion, parvenu au salut auquel aspiraient contradictoirement le juif et le païen » (Croire au Dieu qui vient, t. 2, p. 104).
Il apparaît donc clairement que le caractère adulte de la foi se joue, chez Moingt, dans le rapport à la religion. Telle et la vérité proposée à notre méditation et à notre réflexion.
[1] Moingt souligne le point aveugle de la politique actuelle de l’Église : « Se préoccuper avant tout du recrutement du clergé […], c’est plutôt chercher un alibi pour la dispenser des changements auxquels elle doit consentir pour renaître » (Dh 2/2, p. 866-867).
[2] Dans son dernier ouvrage L’esprit du christianisme, le travail critique sur la tradition de foi conduit Moingt à différencier nettement la tradition apostolique et la tradition de l’Église (p. 109-110) et à y déceler une « déviation historique » du christianisme dès le iie siècle (p. 19).
[3] Cette philosophie grecque, principalement stoïcienne et platonicienne, se présente en effet de façon plus commode sous le nom d’ « humanitas » en tant qu’elle fût portée et enseignée également par des philosophes latins, tel Cicéron un siècle plus tôt : cf. CDV, t. 2, p. 251. En grec, on parlera volontiers de philantrôpia : cf. CDV, t. 2, p. 484.